Entre Bruckner et la France ce n'est pas encore le grand amour. L'occasion est donc trop belle d'aller écouter trois concerts très prometteurs à Paris, Salle Pleyel, les 30, 31 mars et 1er avril pour y entendre les Symphonies les plus "populaires" du grand compositeur autrichien, la 4e, "Romantique", la magistrale et inachevée 9e et la sublime 7e, qui reste la porte d'entrée pour aborder ce corpus aussi mystique qu'universel. D'autant que l'affiche annonce une des premières phalanges symphoniques du monde, le mythique Concertgebouw d'Amsterdam, sous la direction de Mariss Jansons (photo ci-dessous), son directeur musical depuis dix ans, connu pour ses interprétations à la fois probes, expressives et intenses. Des problèmes cardiaques récurrents ont rendu fragile le grand chef russe. Souhaitons-lui toute la force possible pour ces trois concerts aux programmes exceptionnellement chargés de musique d'un grand poids émotionnel. Chacune des symphonies de Bruckner sera précédée d'un concerto joué par trois grands virtuoses d'aujourd'hui : Truls Mørk dans le Concerto en ut majeur de Haydn (30 mars), Krystian Zimerman dans le Concerto no 1 de Brahms (31 mars) et Frank-Peter Zimmermann dans le Concerto no 3 de Mozart (1er avril).

Dans notre pays quelquefois sourd, Brahms a mis du temps à s'imposer (J'y constate une fausse langueur qui s'étire, une fausse sensibilité qui larmoie, d'immenses rabâchages dans les développements qui m’assomment écrivait Darius Milhaud...), Mahler l'est depuis une vingtaine d'années, comme Chostakovitch mais pas Sibelius (merci René Leibowitz !). Quant à Anton Bruckner, les organisateurs sont souvent réticents à le programmer, car il leur faut remplir leur salle. La situation est, heureusement, en train de changer et entendre une symphonie de Bruckner n'est plus une exception aujourd'hui. En entendre trois différentes, trois jours de suite est un évènement que nous désirions souligner.

Mais d'où vient ce malentendu entre Bruckner et la France ? Les critiques en sont en partie responsable. En 1963, lorsque parait L'Histoire de la musique dans la prestigieuse collection de la Pléiade (NRF Gallimard), sous la direction de Roland- Manuel, Bruckner (comme Mahler d'ailleurs) est expédié assez rapidement par le musicologue allemand Heinrich Strobel, alors spécialiste de la musique contemporaine qui fut, rappelons-le, l'âme du Festival de Donaueschingen jusqu'à sa mort, survenue en 1970. On peut lire sous sa plume que la musique de Bruckner, influencé par Wagner, possède, je cite, une solennité spécifique qui fait tomber à genoux l'auditeur de langue allemande. Plus loin dans le texte, on découvre que les symphonies de Bruckner sont toutes construites sur un même schéma, qu'elles sont monotones et dépourvues de la force d'un message spirituel (sic). Voilà évidemment de quoi décourager les mélomanes les plus avertis, souvent désarmés par les proportions, la grandeur solennelle, l'orchestration rutilante et fortement cuivrée des symphonies de Bruckner et la véhémence d'un langage qui échappe à l'esprit français.

Aujourd'hui on a pris l'habitude de tels développements et compris que le mysticisme chrétien de Bruckner touche à l'universel en tutoyant le cosmos et l'infini. Vous trouverez sur votre QOBUZ des enregistrements de référence si vous voulez entrer dans cet univers de la meilleure façon possible. Il y a des intégrales fameuses et des versions isolées qui restent mythiques. Les grands chefs brucknériens sont d'abord Eugen Jochum, Carl Schuricht, Herbert von Karajan, Günter Wand, Bernard Haitink, Karl Böhm, Stanislaw Skowaczewski, Lovro von Matacic, Otto Klemperer et, dans une certaine mesure Sergiu Celibidache (bien que les tempi des scherzi soient d'une lenteur frôlant le ridicule qui déstabilisent toute la construction de son édifice sonore) et Wilhelm Furtwängler qui a toujours ses zélateurs, alors même que l'instabilité de son tactus sied vraiment mal à Bruckner qui réclame une pulsation quasi immuable. Parmi les outsiders, il faut absolument connaître les enregistrements de Georg Tintner parus chez NAXOS. Ce chef brisé par la guerre est un authentique brucknérien et son intégrale a d'autant plus de mérite qu'il l'a réalisée avec des bons orchestres (Orchestre National Royal d'Ecosse, Orchestre Symphonique National d'Irlande) mais aucunement préparé à ce répertoire. Parmi les versions les plus récentes ou actuelles, il faut absolument écouter celles de Claudio Abbado qui a laissé des Bruckner absolument bouleversants à la fin de sa vie. Daniel Barenboim est lui aussi un brucknérien convaincu, de même que Marek Janowski qui vient tout juste de boucler son intégrale avec l'Orchestre de la Suisse Romande dont il fut le directeur artistique. Il faut suivre aussi attentivement les jeunes baguettes d'aujourd'hui qui n'ont pas peur de se confronter avec la musique vertigineuse de Bruckner, comme Gustavo Dudamel ou Yannick Nézet Séguin et les vétérans, Lorin Maazel, Zubin Mehta. Les chefs "historiquement renseignés" s'intéressent eux-aussi à Bruckner, Nikolaus Harnoncourt (splendide Symphonie no 5), Philippe Herreweghe ou Roger Norrington.

Une fois s'être pénétré des intégrales définitives de Jochum (il y en a deux, DGG et EMI), de Wand (deux également) ou de Haitink (multiples enregistrements) on pourra toujours tenter d'imaginer une intégrale idéale à la mesure de ses goûts et de ses attentes. Pour ma part, voici mon choix du jour que pourra changer au fur et à mesure de mes humeurs et de mes envies, car, en musique comme en toute chose, rien n'est jamais définitif...

Symphonie no 1 (Abbado), Symphonie no 2 (Tintner), Symphonie no 3 (Jansons), Symphonie no 4 (Böhm), Symphonie no 5 (Jochum, Concertgebouw), Symphonie no 6 (Wand à défaut de Sawallisch, non disponible en numérique), Symphonie no 7 (Karajan, son dernier enregistrement-testament), Symphonie no 8 (Kempe), Symphonie no 9 (Haitink, à défaut de Schuricht en studio avec le Philharmonique de Vienne, non disponible en numérique).

Et maintenant, A VOUS DE JOUER en composant votre propre intégrale idéale...

Rappel : Mariss Jansons et le Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam avec Truls Mørk (30 mars), Krystian Zimerman (31 mars) et Frank Peter Zimmermann (1er avril) à la Salle Pleyel