C'est le beau titre donné au recueil d'entretiens entre le pianiste viennois Paul Badura-Skoda et le journaliste et homme de radio Antonin Scherrer, ex directeur artistique du label suisse CLAVES et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à des compositeurs et interprètes comme à des institutions musicales. Grâce à ses très pertinentes questions, on suit l'itinéraire singulier de Paul Badura-Skoda, depuis ses débuts de virtuose lisztien jusqu'au spécialiste du pianoforte qu'il est devenu, dans une carrière qui se poursuit aujourd'hui encore à l'âge vénérable de 87 ans. On y découvre un homme attachant, doté d'une nature modeste et généreuse. Sa passion pour l'enregistrement a produit plus de deux cents disques que vous retrouverez pour la plupart en surfant sur votre QOBUZ préféré. Né à Vienne en 1927, sous une double ascendance morave et hongroise, teintée de judaïté par sa mère, Paul Badura-Skoda est un pur représentant de cette Vienne artiste et cosmopolite si bien décrite par Stefan Zweig dans son autobiographie Le Monde d'hier. Curieusement, c'est sa connaissance et son amour de Liszt qui l'ont amené à Mozart par des voies assez détournées. Lorsqu'il remporte le Concours de Vienne, le jeune Badura-Skoda est pourfendu par la critique trouvant injuste qu'il passe devant la grande pianiste Ingrid Haebler dont le jeu est "tellement plus profond". Il en conçoit une telle amertume qu'il prend la décision de devenir à son tour un mozartien ! C'est ainsi qu'une frustration peut donner naissance à une véritable vocation qui nous vaut aujourd'hui l'intégrale des Sonates et des Concertos de Mozart et de forts beaux livres consacrés à Mozart écrit à quatre mains avec son épouse.

Paul Badura-Skoda se plaît à évoquer les musiciens qui l'on marqué, tel son maître vénéré Edwin Fischer ou le compositeur Frank Martin qui a écrit pour lui son Concerto pour piano no 2 et la Fantaisie sur des rythmes flamenco. A propos de Golgotha, chef-d'oeuvre de ce dernier, le pianiste déclare que "c'est la plus grande composition jamais écrite depuis Bach sur la passion du Christ." Quant à son admiration pour Fischer, elle est si grande qu'il n'a jamais "osé" enregistrer le Concerto en ré mineur de Bach qui reste un des disques les plus célèbres de son mentor. "C'est difficile de vivre à côté d'un tel géant" - avoue-t-il à son interlocuteur - "si j'ai réussi à trouver ma voix dans Mozart, je n'y suis pas encore parvenu totalement avec Bach." Bel aveu de modestie. Badura-Skoda est aussi fasciné par le jeu d'Alfred Cortot dans Chopin et admire celui d'Emil von Sauer. Mais sa plus grande admiration pour la musique de Chopin est incarnée en la personne du pianiste polonais Raoul Koczalski (1884-1948) qui avait travaillé avec Karol Mikuli, un des élèves préférés de Chopin. Un témoignage à écouter d'urgence sur QOBUZ.

Parmi tant de jugements si judicieux sur le répertoire pianistique on déplore celui peu amène et mal fondé consacré à Carl Philipp Emanuel Bach qui montre une véritable méconnaissance de ce génie de la musique de clavier.

Paul Badura-Skoda évoque aussi la dimension sacrée de la musique pendant la guerre, lorsqu'on allait au concert en se disant que c'était peut-être pour la dernière fois. Au passage, il confie son admiration pour plusieurs chefs-d'orchestre comme Furtwängler, Knappertsbusch, Kabasta ("un génie qui a idiotement mit fin à ses jours") et à Joseph Krips qui lui avait conseillé de devenir chef-d'orchestre. C'était compter sans la réaction de Madame Thern, son professeur, qui lui avait lancé à bout portant : "Tu es pianiste et tu resteras pianiste !"

Lorsqu'on pense à lui c'est évidemment les frêles sonorités du pianoforte qui affleurent à la mémoire. Le déclic de son amour pour les instruments anciens s'est fait autour de la personnalité de Isolde Ahlgrimm, véritable pionnière au clavecin et au pianoforte. Badura-Skoda s'est alors passionné pour les instruments anciens et a commencé, en même temps que son collègue et vieux complice Jörg Demus, à collectionner et à restaurer de nombreux instruments d'époque.

Une passion vite repérée par certains éditeurs de disque comme WESTMINSTER et, plus tard, par le Français Michel Bernstein qui a réalisé pour son label ARCANA une grande quantité d'enregistrements passionnants du pianiste viennois consacrés à Mozart et à Schubert.

Son examen attentif et ses études philologiques sur les manuscrits ont permis à Paul Badura-Skoda de compléter, geste sacrilège pour certains, les "trous" laissés par Mozart dans son Concerto no 26 dont il improvisait lui-même la partie de piano ou de terminer les inachevés de Schubert, comme la Sonate no 15 en ut majeur "Reliquie". Parmi les très nombreux enregistrements laissés par Paul Badura-Skoda signalons cet album sur lequel on trouve trois versions de la grande Sonate en si b, D. 960 de Schubert sur trois instruments différents : un Conrad Graf de 1826, un Steinway & Sons de 2004 et un splendide Bösendorfer de 1923. Un enregistrement qui, indépendamment du jeu du pianiste, est comme une plongée dans des univers inouïs. Il y aurait encore beaucoup à dire sur le travail pédagogique de cet artiste qui a consacré aussi un livre entier à l'art de jouer Mozart. Vous l'aurez compris, ce recueil d'entretiens est une confession, mais non un testament puisque, partageant son temps entre Vienne et la région parisienne, il continue à sillonner le monde au rythme des tournées de concerts et d'engagement divers.

Mais ce grand maître n'est pas un pas un passéiste et apprécie aussi la démarche de certains pianistes d'aujourd'hui qu'il considère un peu comme ses héritiers spirituels. Il aime citer Marc-André Hamelin, Jorge Luis Prats et la pianiste bulgare Plamena Mangova et de citer cette anecdote révélatrice du monde actuel où les rivalités sont nombreuses. C'est l'histoire d'un pianiste qui s'engage sur une corde et s'aperçoit qu'en dessous on a lâché les lions. Impressionné, il perd l'équilibre et tombe. Comme le fil n'est pas très haut, il s'en sort indemne mais doit affronter les bêtes. Voyant le premier lion arriver sur lui, il sent sa dernière heure venue. Le lion lui glisse alors à l'oreille : "Rassure-toi, nous sommes tous des pianistes !"

Paul Badura-Skoda : Dans l'intimité des maîtres Entretiens avec Antonin Scherrer La Bibliothèque des Arts, 2014