Enfant prodige, modèle pour plusieurs générations de violonistes et toujours très active aujourd’hui, l’Allemande Anne-Sophie Mutter compte parmi les meilleures solistes au monde. Alors qu’elle fête ses 60 ans, retour sur cinq décennies d’une carrière entamée à l’âge de 13 ans auprès d’Herbert von Karajan.

Berlin, novembre 1976. Le monde de la musique s’apprête à réunir deux artistes majeurs du XXe siècle : Herbert von Karajan et Anne-Sophie Mutter. À 13 ans à peine, elle est invitée, à Berlin, à une audition devant le maestro qui va marquer un tournant non seulement dans leurs parcours personnels, mais aussi dans l’histoire de la musique classique. Comme un conte de fées qui deviendrait réalité.

Anne-Sophie Mutter est née le 29 juin 1963 à Rheinfelden, dans le Bade-Wurtemberg, à l’orée de la Forêt-Noire. La benjamine de la famille (elle a deux grands frères) s’adonne, en plus du sport et de la lecture, à sa passion : la musique – ses parents, qui pourtant ne pratiquent pas d’instrument, sont de grands mélomanes. À 5 ans, elle demande à apprendre le violon et le piano, et remporte quelques mois plus tard son premier concours. Une enfant prodige est née… Reste à le faire savoir ! Sa professeure Aida Stucki, qui la prend pour élève à partir de 1974 après le décès de sa première enseignante Erna Honigberger (elle-même élève de Carl Flesch), va jouer un rôle déterminant.

En 1976, le nom de la jeune fille parvient aux oreilles du maestro autrichien Herbert von Karajan, déjà considéré à l’époque comme l’un des plus grands chefs du XXe siècle, qu’il a durablement marqué de son empreinte en tant que directeur musical du Berliner Philharmoniker. La violoniste se souvient de leur première rencontre : « Quand je l’ai vu par la première fois à Berlin, j’avais bien sûr déjà entendu parler d’Herbert von Karajan, même si j’étais très jeune. Quand il est entré dans la pièce, j’ai été impressionnée par sa présence. Il avait cette énergie, cette maîtrise de l’espace… Je n’étais même pas intimidée : ça semblait tellement irréel, il évoluait dans un univers qui paraissait tellement différent… J’étais très jeune et très naïve, j’ai simplement joué du mieux que je pouvais. Si j’avais eu dix ans de plus, je me serais sûrement mise à trembler. »

La coopération entre Herbert von Karajan et Anne-Sophie Mutter dure jusqu’à la mort de Karajan et offre à la jeune soliste une percée éclair sur la scène internationale. Peu après leur première rencontre, ils se produisent pour la première fois ensemble, avec le Berliner Philharmoniker dans le Concerto pour violon n° 4 de Mozart. Elle vient alors de fêter ses 14 ans. L’année suivante, elle enregistre en studio les Concertos n° 3 et 5 de Mozart chez Deutsche Grammophon (1978), toujours avec Karajan et le Berliner, coup d’envoi d’une longue série de productions historiques qui feront résonner sur toutes les chaînes hi-fi le compagnonnage musical de ces deux artistes exceptionnels.

L’Allemande perfectionne sa technique depuis l’adolescence ; bientôt, la maturité alliée à la précision technique deviendra sa marque de fabrique. À seulement 20 ans, elle est réclamée sur toutes les scènes prestigieuses. Elle fait ses débuts aux États-Unis en 1980, avec l’Orchestre philharmonique de New York sous la direction de Zubin Mehta, avant d’enchaîner sur Chicago, le Carnegie Hall à New York, Boston, Tokyo, Moscou et Londres.

De l’enfant prodige à la star planétaire

Connue dans le monde entier comme « la révélation allemande », Anne-Sophie Mutter est érigée en symbole de la scène culturelle de son pays. Fidèle à la vision et à l’héritage de Karajan, elle se taille sa propre place sur la scène internationale et se débarrasse à la fin des années 80 de son image juvénile pour se présenter en musicienne mûre et affirmée. C’est à la même époque qu’elle fonde une famille : en 1989, elle épouse l’avocat munichois Detlef Wunderlich, de 30 ans son aîné, avec qui elle aura une fille et un fils.

La violoniste avait vite compris – et cela participa à sa maturité – qu’après Mozart, Beethoven, Mendelssohn et Brahms, il lui fallait aborder un autre répertoire, plus contemporain, pour se réinventer et vivre avec son temps. Elle se consacre de plus en plus aux œuvres de compositrices et compositeurs vivants et interprète plusieurs créations : Gesungene Zeit de Wolfgang Rihm (1992), Aftersong de Sebastian Currier (1994) ou le Deuxième Concerto pour violon, « Métamorphoses » de Krzysztof Penderecki (1995). Les albums qu’elle sort à cette époque comptent encore aujourd’hui parmi les plus vendus de sa discographie. Entre 1994 et 2005, elle remporte quatre Grammy Awards. Outre son immense succès comme soliste avec la crème des orchestres, Anne-Sophie Mutter se consacre intensivement à la musique de chambre et à d’autres coopérations musicales. Depuis 1988, elle se produit en duo avec le pianiste américain Lambert Orkis, qui a joué auparavant pendant onze ans avec le chef et violoncelliste Mstislav Rostropovitch.

Entre Beethoven et John Williams

Beethoven occupe une place centrale dans le répertoire d’Anne-Sophie Mutter, et ce depuis le début de la carrière de la violoniste, à 13 ans. Dès 1980, elle enregistre le Concerto pour violon de Beethoven (toujours avec Karajan et le Berliner). Rétrospectivement, elle explique cependant qu’elle ne l’interpréterait plus de la même manière aujourd’hui. Au fil du temps, au gré des rencontres et des contextes, elle a approfondi sa connaissance du Concerto. Mais c’est aussi en abordant d’autres pièces et cycles de Beethoven, comme les Sonates pour violon ou le Triple concerto, et un répertoire d’autres époques, sous la baguette de différents chefs, que la musicienne a changé de regard sur Beethoven et modifié sa façon de l’interpréter. Évolution et renouvellement qu’elle offre encore aujourd’hui à son auditoire.


« À la maison, on avait un 33-tours avec le concerto de Beethoven sur la face A et celui de Mendelssohn sur la face B, et je pense que c’est ce qui m’a donné envie de me mettre au violon. »


Le jeu unique d’Anne-Sophie Mutter et son parcours incroyable ont inspiré beaucoup de compositrices et compositeurs contemporains, qui lui ont dédié des œuvres. Citons par exemple Krzysztof Penderecki (Deuxième Concerto pour violon), Wolfgang Rihm (Gesungene Zeit, Lichtes Spiel, Dyade), Sofia Goubaïdoulina (Concerto pour violon n° 2, « In Tempus Praesens ») ou André Prévin – qui fut son mari pendant trois ans – et son Concerto pour violon « Anne-Sophie ».

Mais c’est sans doute, après Karajan, avec le chef et compositeur américain John Williams qu’Anne-Sophie Mutter a noué les liens les plus étroits. Williams a dédié à la virtuose son œuvre pour violon et orchestre Markings et son Deuxième Concerto pour violon, créés par la violoniste en 2017 et 2022. Il a aussi arrangé pour elle ses musiques de film les plus populaires, arrangements parus sur l’album Across the Stars. L’admiration mutuelle que se vouent les deux musiciens s’exprime à la fois sur scène et dans de nombreux entretiens. « Quand j’ai rencontré John Williams pour la première fois, j’avais beaucoup plus le trac qu’avec Herbert von Karajan ! », expliquait l’Allemande.

Ambassadrice et bien plus

Violoniste surdouée et multi-primée, ambassadrice, pédagogue, mentor, Anne-Sophie Mutter a conscience de ses nombreux rôles et s’est fixé pour mission de rapprocher la musique classique du grand public. Les concerts caritatifs et le soutien à des associations font partie de son quotidien, qu’il s’agisse de lutte contre le cancer, de commémorations de l’Holocauste ou, aujourd’hui, de la guerre en Ukraine. Depuis 2008, elle soutient les jeunes talents à travers la Anne-Sophie Mutter Foundation, avec ce mot d’ordre : « La musique doit rassembler, émouvoir, raconter des histoires, faire bouger les choses. » Parmi les jeunes musiciens soutenus, on trouve des noms connus comme Vilde Frang, Pablo Ferrández ou Daniel Müller-Schott. Cette initiative a donné naissance en 2011 à l’ensemble Mutter’s Virtuosi, composé d’étudiants de sa fondation et avec lequel elle donne régulièrement des concerts.

Au fil de cinq décennies, la virtuose allemande n’a cessé d’enthousiasmer le public par son ambition, son talent et l’extrême qualité de son jeu. Anne-Sophie Mutter a percé sur la scène internationale à une époque où les musiciennes et musiciens classiques jouissaient encore d’une aura de stars. Une aura qu’elle s’est attachée à conserver jusque dans l’univers musical moderne.