Depuis 1986 et son hit « Libertine », Mylène Farmer ne cesse de surprendre avec ses clips, ses concerts et les thèmes qu’elle aborde dans ses chansons. A l’occasion de sa nouvelle tournée Nevermore, retour sur un phénomène qui a fait sauter les normes de la variété française.

Chantant le spleen et le trépas comme personne, Mylène Farmer est parfois considérée comme la fille spirituelle de chanteuses « en noir », telles Barbara, Juliette Gréco, voire Michèle Arnaud. Par ailleurs, son univers est pétri de références au patrimoine littéraire (Charles Baudelaire, le Marquis de Sade, Edgar Allan Poe, Georges Bataille) et musical (citations du Tannhäuser de Wagner dans Jardin de Vienne ou de l’Allegretto de la 7e de Beethoven dans Sans Logique). En dépit de cet ancrage dans la tradition, Mylène Farmer a fait, dans les années 1980, l’effet d’une petite bombe dans le paysage de la chanson française. Quarante ans après son intronisation, elle continue d’ailleurs à innover et à ne rien faire comme les autres. Comme l’écrit Gwendal Fossois, « Mylène Farmer ne cesse, au gré des singles et des albums, de tenter de faire bouger les lignes, de dénoncer les travers de la société, de questionner le sens de l’existence, de la mort, de l’amour » (La philosophie sans contrefaçon de Mylène Farmer, Les éditions de l’Opportun, 2022).

Mylène Farmer - L'Âme-Stram-Gram (Clip Officiel)

Mylène Farmer

Qui dit Mylène Farmer dit vidéoclips. Dans la lignée du Thriller de Michael Jackson en 1983, Mylène Farmer et son compositeur Laurent Boutonnat se lancent pour Libertine dans la réalisation d’un clip ultra-sophistiqué, dont la durée excède largement celle de la chanson. En se référant explicitement au film Barry Lyndon de Stanley Kubrick et en n’esquivant ni la violence ni la sexualité, ce court-métrage est un choc pour les téléspectateurs de 1986. D’une durée plus classique et mis en image par d’autres cinéastes que Boutonnat, les clips de Beyond My Control en 1992 ou Je te rends ton amour en 1999 (tous deux censurés par la télévision) feront aussi sensation. Parmi ces autres petits chefs-d’œuvre quasi cinématographiques, citons enfin le clip de Je t’aime mélancolie (1991), dans lequel elle interprète une boxeuse prête à en découdre avec un homme. Ces images sont entrecoupées de passages dansés où elle se déhanche sur le ring avec ses gants de boxe en guêpière et porte-jarretelles signés Jean-Paul Gaultier, lequel concevra les costumes de deux de ses concerts quelques années plus tard. Citons aussi celui de l’Âme-Stram-Gram, tourné à Pékin par Ching Siu-tung (les trilogies Histoire de fantômes chinois et Swordman), nécessitant cinq jours de tournage et un budget estimé de 900 000 euros, ce qui en fait le clip le plus cher de l’Hexagone.

Des shows démesurés

D’ailleurs, comme un prolongement des clips, les shows démesurés de Farmer ont eux aussi fait bouger les lignes de cet exercice, en France du moins. Les maîtres d’œuvre de ses concerts, à commencer par Yvan Cassar, qui travaille sur tous ses spectacles depuis 1996, racontent à quel point la chanteuse née au Québec a poussé le curseur : « Ces productions restent des moments absolument bénis, dans la manière de penser, d’amener des idées et d’aller au fond des choses », dit-il. Cassar se souvient notamment que, pour la tournée Timeless en 2013, il a dû écrire une musique pour des danseuses qui n’étaient autres que des robots – un défi parmi de nombreux autres lorsqu’on est amené à travailler avec Mylène Farmer. Avant Cassar, il y a eu Bruno Fontaine, autre arrangeur et pianiste de talent. Il raconte l’aventure incroyable que fut le Tour 89 débuté au Palais des sports de Paris : « J’ai mis six mois pour préparer les arrangements de scène avec Laurent Boutonnat. On avait tout programmé. Le décor était étonnant avec un cimetière en ruine et une grande grille qui s’ouvrait. Il y avait une machinerie de production absolument colossale. »

Ces deux témoignages montrent que l’un des rouages de « l’entreprise » Farmer est de créer la surprise coûte que coûte. Dans le cadre d’un univers aux contours délimités, on trouve chez elle une recherche assidue d’originalité. La question de l’interprétation est intéressante de ce point de vue. Combien de fois a-t-elle voulu surprendre vocalement (malgré le cliché de la voix évanescente et haut perchée qui lui colle à la peau) ? Dans LInstant X, tiré de l’album Anamorphosée en 1995, c’est avec un timbre grave et rock qu’elle cherche à décontenancer l’auditeur. On se souvient aussi de sa voix de petite fille de Maman a tort. Et dans l’album Ainsi soit je… en 1988, elle accomplit un pastiche farfelu de l’interprétation de Juliette Gréco dans Déshabillez-moi, y compris dans ses inflexions « canailles ». Même ligne de conduite concernant les styles musicaux : au cours de sa carrière, Mylène Farmer est allée du rock (Anamorphosée) à l’électropop (Sextonik, Oui mais…non), en passant par la dance (Dance remixes), voire le classique revisité (l’Ave Maria de Schubert). Quant aux looks vestimentaires, ils se renouvellent brillamment à chacune de ses « périodes » : après la simplicité adulescente de ses débuts, elle adopte un vestiaire androgyne en 1986 et 1991, avant de se tourner vers un style plus sensuel et féminin à partir de 1995 (citons la blondeur peroxydée à la Marilyn Monroe sur Monkey Me en 2012).

Questions de genre

La question du costume nous fait glisser naturellement vers des problématiques sociales, voire philosophiques. Car c’est surtout sur ces questions – de fond – que la bombe Farmer est sans doute la plus dévastatrice, notamment en ce qui concerne la remise en cause des stéréotypes de genre. Car Mylène Farmer fait partie de ce petit cercle de pop stars qui déconstruisent les concepts de masculinité/féminité (le genre/gender). À l’époque où elle commence à faire frémir le Top 50, c’est Madonna qui est la reine du gender-bending dans l’industrie de la musique. En parodiant subtilement des actrices de l’âge d’or hollywoodien et en recyclant la danse voguing de la communauté transgenre et gay new-yorkaise, elle déconstruit le genre avec humour et glamour.

Le personnage farmerien tord aussi le cou au gender dans certaines paroles, mais surtout dans ses looks. Le tube Sans contrefaçon (tiré de l’album Ainsi soit je…) évoque le chevalier d’Eon, espion travesti sous le règne de Louis XV. Dans ses premiers clips, Mylène Farmer joue à fond la carte de l’androgynie en incarnant, dans un mélange de distance et de sensualité, l’aristocrate mâle du XVIIIe siècle, avec chemise à jabot et longues cuissardes. Dans le clip de Regrets, elle apparaît comme un jeune homme aux cheveux courts, au bras de Jean-Louis Murat. En déconstruisant ainsi les rôles genrés, elle délivre un message simple et direct à ses admirateurs : ne soyez pas les victimes de la dictature du genre. Soyez celui ou celle que vous souhaitez être.

mylène farmer
Mylène Farmer © Jean-Baptiste Mondino

Au-delà du genre, c’est un certain ordre social étouffant que Mylène Farmer dénonce, comme dans le clip de Désenchantée (1991), où elle incarne un personnage rappelant Oliver Twist dans un décor glacial et misérable. Réalisé par Boutonnat, ce clip/court-métrage montre une Mylène Farmer insufflant un désir de liberté à un groupe de prisonniers. Car pour elle, la question centrale est celle de la liberté. Le sort des exclus et des marginaux pliant sous le joug des oppresseurs revient inlassablement dans ses paroles et ses clips depuis le début de sa carrière. « Les cabossés vous dérangent/Tous les fêlés sont des anges/Les opprimés vous démangent/Les mal-aimés, qui les venge ? », chante-t-elle dans C’est dans l’air en 2008. Restant le plus souvent sur des considérations générales, elle aborde rarement l’actualité de front. Il y a toutefois une exception en 1992 avec Que mon cœur lâche, qui évoque l’une des conséquences de l’épidémie du sida : la « crucifixion des libertés », pour reprendre son expression. Cette problématique chère à Farmer trouve peut-être sa forme ultime dans le clip de Tristana (1987), relecture de Blanche Neige sur fond de révolution russe. Accompagnée d’une colombe, Tristana (Mylène Farmer) incarne littéralement la Liberté et combat une tsarine symbolisant la rigidité des dogmes. Quant aux nains, ils symbolisent les oubliés du système chers à la chanteuse.

Mylène Farmer - Désenchantée

MyleneFarmerVEVO

Sans être une artiste politique au sens strict du terme, Mylène Farmer s’est toujours opposée aux dogmes. C’est un point qu’elle partage avec le cinéaste Luis Buñuel, dont l’ombre plane sur les clips de Libertine et Tristana. Sans être aussi radicale que les surréalistes, la « révolution Farmer » a fait sauter à la dynamite certains verrous de la variété à la française et de la société en général, invitant parfois à la révolte afin de « rêver d’un autre été » (Réveiller le monde).