De Tito Puente au Buena Vista Social Club en passant par Gloria Estefan ou Carlos Santana, ces artistes ont marqué d’un tilde l’histoire de la musique mondiale. Qobuz revient sur l’histoire de dix albums emblématiques de la musique latino-américaine produits au cours de ces 60 dernières années.

Tito Puente : Dance Mania (1958)

L’histoire de cet album commence en 1956, lorsque le musicien cubain Dámaso Pérez Prado, surnommé à juste titre le « roi du mambo », visite New York avec son orchestre spécialisé dans ce rythme qui fascinait le monde entier. Le mambo suscitait en effet un véritable engouement grâce à son rythme frénétique sur lequel tout le monde avait envie de danser. La Seconde Guerre mondiale étant terminée et la société ayant eu son lot de morts et de combats, une nécessité évidente de danser et de se détendre s’était créée partout, et cette musique contagieuse semblait y répondre idéalement. Même les grands orchestres de jazz nord-américains adoptèrent ce nouveau rythme, tandis que les ensembles latino-américains abandonnèrent pratiquement toutes les autres danses pour se spécialiser dans l’interprétation du mambo. Un club de New York, le Palladium, devint la Mecque du genre, un lieu où régnaient les danseurs acrobatiques et où les stars du cinéma, du sport et de la haute société apparaissaient tous les soirs pour ajouter une touche de glamour. Les orchestres résidents du Palladium étaient ceux de Machito & His Afro-Cubans, de Tito Rodríguez et de Tito Puente.

À l’arrivée de Pérez Prado, le journal La Prensa organisa une singulière bataille musicale au Manhattan Center entre l’ensemble du nouveau venu et celui de Tito Puente : ce soir-là, devant un public entièrement latino, Puente l’emporta sans réserve et fut couronné « roi de la musique latino ». Fort de ce succès, Puente, alors sous contrat avec RCA Victor, enregistra deux albums en 1956 : Cuban Carnival et Puente Goes Jazz, et l’année suivante deux autres : Top Percussion et Dance Mania.

Dance Mania, enregistré à la fin de 1957 et sorti en 1958, devint immédiatement l’album le plus vendu sur le marché hispanique. Tito Puente, auteur de la plupart des compositions et de tous les arrangements, jouait des timbales et du vibraphone. Mais c’est le chanteur principal de l’orchestre, le Portoricain Santos Colón, qui suggéra le répertoire. El Cayuco fut le tube absolu mais tous les titres de cet enregistrement ont été progressivement diffusés et réédités dans de nombreuses anthologies au fil des ans. Plusieurs générations de Latino-Américains grandirent en écoutant ces mélodies et El Cayuco finit par devenir un standard de la musique chicano avec des versions successives réalisées par différents groupes de rock latino.

« Dance Mania est un paradis pour les danseurs, une moisson de musique colorée et rythmée, jouée par l’un des meilleurs orchestres de musique de danse latino-américaine et afro-cubaine au monde », écrivaient Domingo Echevarría et Harry Sepúlveda lors de la réédition de l’album en 1991 En 2002, Dance Mania fut inscrit au Registre national de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis comme l’un des albums les plus représentatifs de la musique hispanique de tous les temps.

Pérez Prado: Big Hits by Prado (1960)

Comment est-il possible qu’un album de greatest hits enregistré au milieu du XXe siècle continue à se vendre d’année en année, en vinyle, en CD ou en numérique ? Eh bien, parce que cet album synthétise toute une époque, réunit les variations les plus populaires d’un rythme et tire la quintessence d'un artiste, Dámaso Pérez Prado, « le gros à tête de phoque » comme l’appelait le chanteur cubain Benny Moré, ou « le roi du mambo », surnom sous lequel tout le monde le connaît. L’album est une anthologie de chansons interprétées par le grand orchestre de Pérez Prado, édité par RCA Victor et produit par Dick Pierce et Herman Díaz Jr. Ce dernier, responsable du répertoire, était le spécialiste des rythmes latino-américains pour RCA et le producteur d’un grand nombre d’orchestres classiques de mambo new-yorkais comme celui de Noro Morales ou d’orchestres aux sonorités plus stylisées comme celui d'Hugo Montenegro.

Mais qu’est-ce qui a poussé Díaz à distribuer dans tous les magasins nord-américains cette compilation de la star latino ? L'improbable succès de la chanson Cherry Pink and Apple Blossom White, qui fut dix semaines numéro 1 du hit-parade, surpassant les idoles des jeunes comme Ritchie Valens et même Elvis Presley. RCA lui donna carte blanche pour choisir le nouveau tube de Prado et Díaz n’en choisit pas un, mais 12, et les fit réenregistrer par l’orchestre de Prado. Big Hits by Prado comprend les chansons que l’artiste avait enregistrées individuellement sur des disques 78 tours. Il ne s’agissait donc pas d’une nouveauté pour le public latino mais ce fut une grande surprise pour le public anglophone dont les magasins furent ciblés en offrant des arrangements neufs et des versions nouvelles. Si le mambo est entré aux États-Unis pour répondre à la fièvre de la danse qui agitaient des salles comme le Palladium, le facteur marketing y est aussi pour beaucoup. Ce disque, avec des chansons comme Mambo Nº 5, Mambo Nº 8 (Prado adorait numéroter !), Patricia ou Caballo Negro, sorti en août 1960, réédité en 1967 sous le titre The Best of Prado, continue de faire des petits…

Carlos Santana: Abraxas (1970)

Abraxas, deuxième album du guitariste chicano Carlos Santana, a été enregistré à San Francisco dans le studio de Wally Heider et produit par Fred Catero ; grâce au sixième sens de ce producteur, les musiciens n’avaient pas l’impression d’être dans un studio comme dans un bureau, mais plutôt de participer à une fête. Et tenant compte du triomphe de Santana au Festival de Woodstock, Catero aborda l’enregistrement comme s’il s’agissait d’un concert. Un concert donné par un véritable génie de la guitare et par un groupe prêt à se défoncer.

Quelle est la différence entre Woodstock et Abraxas ? C’est le regard de Santana sur les deux lumières qu’il voyait à l’horizon. D’une part, celle du rock, sa passion ; d’autre part, celle de la musique afro-cubaine, son héritage. D’un côté, Peter Green ; de l’autre, Tito Puente. D’un côté, le blues psychédélique de Black Magic Woman, enregistré par Fleetwood Mac en 1968 ; de l’autre, le mambo Oye Como Va, enregistré par l’orchestre de Puente en 1960. Tout cela se sent dans le choix des musiciens : une guitare, une basse, une batterie et un Hammond, dans le style rock. Mais aussi trois percussionnistes et un piano, dont le son évoque la musique afro-latino. Et au centre, bien sûr, la virtuosité de Santana au talent indéniable, qui était jusqu’alors à la recherche d’un style définitif. Il trouva ce style dans Abraxas, notamment dans la chanson Gypsy Queen, qu’il acolla à Black Magic Woman. La chanson avait pour auteur le guitariste hongrois Gabor Szabo. « Gabor était à la guitare ce que Miles Davis était à la trompette », disait-on. Un musicien que les autres musiciens adoraient. « J’étais obsédé par B. B. King », dira Santana, « jusqu’à ce que je rencontre Szabo. Son style gitan était ce que je cherchais. »

Abraxas a servi de trait d’union à la musique latino-américaine. Des groupes de musique chicano ont vu le jour après son succès, la salsa new-yorkaise comprit qu’il y avait d’autres styles à partager, le latin jazz trouva dans Oye Como Va une autre forme d’expression et le folklore nord-mexicain apprécia dans Samba Pa’ Ti un lien avec le blues. Et tout cela alors qu’Abraxas battait son plein au hit-parade, restant 88 semaines l’un des albums les plus vendus, avec des rééditions dans plus de 30 pays.

Créez un compte gratuit pour continuer à lire