Écouter les enregistrements de Bruno Walter à la lumière des splendides remastérisations publiées par Sony Classical, c’est s’abreuver à une culture humaniste. Immense chef d’orchestre, la musique est pour lui un sacerdoce, un art de vivre et un art de penser. Ses enregistrements ont conservé son art du chant, intense mais jamais sentimental, grâce à une ligne claire animée d’un rythme souple, assurant clarté, cohérence et vitalité.

Ami de Stefan Zweig et de la famille de Thomas Mann, avec laquelle il pratique la musique de chambre comme c’est souvent l’usage à cette époque entre gens bien nés et cultivés, Bruno Walter troque dans sa jeunesse son patronyme de Schlesinger contre celui de Walter, choisi en mémoire du héros wagnérien Walther von Stolzing, chanteur pur et idéaliste des Maîtres chanteurs de Nuremberg, bien avant que cet ouvrage soit récupéré par la propagande nazie.

L’horrible régime pousse d’ailleurs Bruno Walter, comme tant d’autres, sur les chemins de l’exil, faisant de lui un Juif errant après avoir été dépouillé de tout par la peste brune. Il quitte l’Allemagne devenue folle, devient Français un temps puis s’établit aux États-Unis où il est accueilli comme un des principaux représentants de la grande culture européenne. Installé en Californie, il peut continuer à travailler, diriger et offrir au monde des enregistrements gorgés d’humanité et d’espoir. En effet, pour Bruno Walter, la musique est douée d’un grand pouvoir. Parmi ses écrits, Les Forces morales de la musique (ouvrage publié en 1935 et traduit en 1939 pour les éditions Mercure de France) résument son credo : la musique opère la synthèse des domaines esthétique et moral, du beau et du bon.

Une carrière à la baguette

Né à Berlin en 1876, Bruno Walter fait d’excellentes études musicales à Berlin où ses talents de pianiste sont vite remarqués, mais il se tourne vers la direction d’orchestre après avoir assisté à un concert dirigé par Hans von Bülow, qui fait forte impression sur lui. Il a 17 ans lorsqu’il est nommé codirecteur de l’Opéra de Cologne, puis chef des chœurs à celui de Hambourg l’année suivante. C’est là qu’il fait la connaissance de Mahler, alors directeur de l’institution hambourgeoise. Sa jeune et brillante carrière le conduit dans différents théâtres. C’est véritablement là qu’il apprend le « métier » : Breslau, Presbourg, Riga et Berlin, dont il devient le directeur en 1925.

Bruno Walter devient citoyen autrichien en 1911. Il travaille alors déjà depuis dix ans avec Gustav Mahler qui a fait appel à son talent pour le seconder à Vienne. Une amitié indéfectible se noue et Walter fera de sa baguette un véritable bâton de pèlerin pour faire connaître la musique de son maître et ami pendant plus de cinquante ans, l’imposant avec force pour qu’elle soit reconnue à sa juste valeur. Créateur de la Neuvième Symphonie de Mahler à Vienne en 1912, il donne une version historique de l’œuvre en 1938 puis en 1961, en stéréophonie cette fois, presque cinquante ans après.

Il est directeur du Gewandhaus de Leipzig lorsque les nazis le privent de ses activités. On le voit tout de même encore diriger en Europe : à Salzbourg en 1937, puis à Lucerne en 1939 à la demande d’Ernest Ansermet, qui vient d’avoir l’idée d’y fonder un festival de musique. En 1946, Bruno Walter devient citoyen américain. Il reviendra diriger en Europe, à Londres, à Vienne et à Paris, où il anime un Cycle Mozart au Théâtre des Champs-Elysées. Il dirige aussi à l’Opéra et participe, avec d’autres grands noms de l’époque, à L’Œuvre du XXe siècle, grand festival englobant tous les arts et imaginé par Nicolas Nabokov en 1952.

Un legs discographique précieux

Conscients de la valeur historique et artistique de Bruno Walter, les maisons de disques l’engagent pour fixer à jamais ses interprétations. Après la guerre, c’est chez Decca puis CBS (passé aujourd’hui dans l’escarcelle de Sony Classical) qu’il enregistre l’essentiel de sa discographie : Mahler bien sûr, mais aussi d’inoubliables gravures de symphonies de Mozart (les dernières), de Beethoven, de Brahms, de Schubert ou de Dvořák et des pages de Richard Wagner et Richard Strauss.

Ses premiers enregistrements américains sont réalisés à Manhattan avec l'Orchestre philharmonique de New York dont il est le directeur musical de 1947 à 1949, succédant ainsi à Gustav Mahler, à la tête de l’orchestre de 1909 à sa mort en 1911. La puissante compagnie Columbia (CBS) crée dans les années 1950 son propre orchestre à la mesure des grands maîtres européens : Bruno Walter principalement, mais aussi Sir Thomas Beecham, Igor Stravinsky et les jeunes Américains Robert Craft et Leonard Bernstein.

Les musiciens du Columbia Symphony Orchestra, triés sur le volet, sont indépendants ou font partie du New York Philharmonic ou du Los Angeles Philharmonic, selon que l’enregistrement a lieu sur la côte est ou ouest des États-Unis. Si l’orchestre est de bonne qualité, il n’a toutefois pas de réelle personnalité, car pas de tradition, et il faut tout l’art, la patience et la gentillesse de Bruno Walter pour lui insuffler couleur et style ! Les enregistrements du Columbia Symphony sont presque tous réalisés en stéréophonie dès la fin des années 1950 jusqu’à la mort du chef en 1962. Ils sonnent aujourd’hui sans aucune ride pour les oreilles habituées à une certaine volupté sonore.

Quelques albums contiennent des extraits de répétitions dont une célébrissime consacrée à la Symphonie n° 36 dite « Linz » de Mozart, rééditée aujourd’hui en prélude à son enregistrement complet au lieu de la version ultérieure en stéréophonie. Ce couplage permet de suivre avec émotion la manière lumineuse qu’avait ce grand chef d’aborder la musique de Mozart, sa façon de faire chanter tous les pupitres et la proximité presque amicale qu’il entretenait avec l’orchestre, appelant certains musiciens par leur nom (comme ce « Mister Bloom », le premier hautbois) ou plus généralement mais toujours avec une grande bienveillance, « Gentlemen » ou « My Friends ». Une belle leçon de modestie et de souci de jouer ensemble, comme le dira plus tard Claudio Abbado, sans aucune crise d’autorité.

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