Christophe Rousset fait paraître chez Aparté, à quelques semaines d’écart, deux albums d’une importance majeure dans les productions baroques actuelles : « Thésée », dixième volet d’une intégrale consacrée aux tragédies lyriques de Lully, et « L’Art de la fugue » de Bach, disponible en avant-première exclusive au téléchargement chez Qobuz, avant son arrivée en streaming en décembre. Une vision conjuguée des activités de chef d’orchestre et de claveciniste que le musicien mène avec brio depuis plus de trente ans.

Avec la parution récente de Thésée, vous poursuivez votre intégrale Lully entamée il y a plus de vingt ans. Comment abordez-vous ce rendez-vous devenu régulier avec le temps ?

C’est avant tout un rendez-vous humain, avec les artistes qui m’accompagnent. Le Chœur de chambre de Namur correspond à ce que j’aime, en plus d’être un ensemble très flexible. Pour les Talens Lyriques, c’est pareil : il y a une rhétorique déjà bien installée. Les musiciens pourraient presque jouer sans moi tellement ils savent ce que je cherche. Ensuite, j’essaie de colorer le propos à ma façon. Le travail le plus important se fait avec les chanteurs solistes. Dans ce cycle Lully, il s’agit d’œuvres rarement montées sur scène. Alors, de façon générale, c’est moi qui fais la dramaturgie, qui me retrouve metteur en scène, qui donne du sens au texte. Je dois faire en sorte que les chanteurs soient totalement dans leur rôle, qu’ils essaient de tirer la matière la plus expressive possible d’un texte en général magnifique.

C’est la dixième tragédie lyrique de Lully que vous enregistrez. Ne rencontrez-vous jamais un peu de lassitude, ou du moins la tentation de travailler de façon automatique ?

Jamais de lassitude, car Lully est un compositeur très inventif ! D’une pièce à l’autre, il trouve systématiquement d’autres recettes, d’autres coups de théâtre, c’est extrêmement surprenant ! Nous sommes aussi très stimulés par le travail de recherche en amont : il y a des opéras qui sont plus ou moins problématiques, certains sont publiés du vivant de l’auteur, alors la source est tout à fait fiable. Mais d’autres sont publiés de façon posthume, et dans ce cas, il faut se référer aux différents manuscrits préexistants. Cela impose de faire des choix. C’est le cas par exemple d’Atys, que nous venons d’enregistrer et qui sera la prochaine tragédie lyrique à paraître.

Concernant ce travail de préparation et de recherche, comment sélectionne-t-on la documentation sur laquelle s’appuyer ? Ecoutez-vous par exemple les enregistrements faits par vos prédécesseurs ?

Tout d’abord, le travail des musicologues nous est d’une grande aide ! Pour Atys, j’ai bénéficié des précieux conseils du Centre de musique baroque de Versailles sur un certain nombre de détails. Mais un interprète reste un interprète : il a les cartes en main, il n’est pas prisonnier. On ne prétend jamais être dans la vérité historique, et de toute façon, ça ne serait pas possible. Mais j’essaie de m’en rapprocher au maximum, en suivant mon instinct, par rapport à l’expérience que j’ai d’une œuvre dans sa globalité comme c’est le cas avec Lully. En revanche, je n’écoute pas les productions d’autres collègues. Pour le cas d’Atys, il se trouve que j’étais dans la production de la version donnée par William Christie en 1987. Cette version a fait date, évidemment j’en ai gardé un souvenir, mais ça ne reste qu’un souvenir ! Je n’ai pas réécouté le disque. Je pense que ma version sera extrêmement démarquée de celle de William car en trente ans, la façon de chanter a beaucoup changé. L’œuvre a sa propre ductilité, on l’amène vers un autre point de vue, j’aime bien marquer une pièce de ma patte et je ne me sens pas du tout porté sur l’objectivité. Quand on monte une œuvre, on se doit d’en proposer une interprétation personnelle.

Concernant Thésée, quelle place lui accordez-vous dans l’œuvre de Lully ? Et plus généralement dans la musique baroque française et européenne ?

C’est une œuvre fascinante et très particulière, ne serait-ce que par cette figure de femme tragique qu’est le personnage de Médée. Cette œuvre fut énormément reprise, car elle permettait d’affirmer le pouvoir royal, et Louis XIV y fut particulièrement sensible. Il y a pour moi trois périodes chez Lully : une période théâtrale et portée sur les récitatifs, une deuxième relevant davantage de l’opéra machine avec de grands effets spectaculaires comme dans Phaëton ou Persée, et puis la dernière période qui offre un retour à la théâtralité mais avec une prééminence de l’orchestre. Thésée est représentatif de la première période de Lully, où le récitatif est prégnant : j’y ai trouvé un chant de jeu absolument formidable ! J’ai dû secouer mes interprètes, aussi bien Karine Deshayes que Mathias Vidal. J’adore travailler avec Karine qui a été formée au baroque, c’est une rhétorique qu’elle connaît très bien, même si aujourd’hui ses activités la portent plutôt vers du belcanto. En revanche, c’est la première fois que je travaillais avec Mathias Vidal : c’était une collaboration très intéressante. Il s’est laissé totalement guider vers des directions qu’il n’aurait pas imaginées lui-même.

Vous avez fondé l’ensemble Les Talens Lyriques qui a fêté ses 30 ans l’an passé. Quel regard portez-vous rétrospectivement sur cet orchestre ?

Je suis extrêmement heureux et comblé de voir que l’ensemble survit malgré la concurrence, le plus difficile étant de durer. On a bien vu ce que ça a donné pendant la pandémie qui nous a complètement muselés. On a aussi vu les effets de la crise de 2008 qui a freiné énormément l’activité, en particulier dans certains pays comme l’Espagne et l’Italie qui étaient des grands partenaires et avec qui nous ne travaillons hélas presque plus. Nous ne sommes pas subventionnés par l’Etat à la même hauteur qu’un orchestre national. Nous avons toujours cette fragilité persistante, malgré un calendrier de tournées bien rempli en France et à l’international. Il faut rester vigilant, même si on a pu consolider une image, une pérennité, avec des disques qui continuent de sortir. Nous avons aussi beaucoup évolué : on est parti de Haendel et de la musique napolitaine, et puis avec le temps, je me suis vu confier de l’opéra français, et j’en suis ravi ! L’intégrale Lully est une aventure extraordinaire, qui touche d’ailleurs bientôt à sa fin puisqu’il ne nous en reste plus que deux. Nous avons aussi fait quelques pas de côté, en explorant le répertoire romantique avec Véronique Gens, ou le disque consacré à Pauline Viardot avec Marina Viotti. Prochainement, nous sortirons un disque avec le ténor Michael Spyres autour de Wagner et ses influences : je n’aurais jamais planifié ça même dans mes rêves les plus fous ! L’album comportera trois airs tirés des Fées, de Rienzi et de Lohengrin et puis d’autres compositeurs qui ont influencé Wagner : Rossini, Weber, Beethoven, Bellini, Auber

Votre cycle Lully touche bientôt à sa fin. Que vous reste-t-il à faire ?

On a déjà des dates pour Proserpine. Sur Atys également, mais l’opéra est déjà enregistré, donc c’est surtout une façon de le diffuser et le faire connaître. Il restera Cadmus et Hermione. Nous verrons ensuite s’il sera vraiment utile d’enregistrer Achille et Polyxène : Lully n’en a composé que le prologue et un bout du premier acte, donc ce n’est peut-être pas absolument essentiel.

Le clavecin tient aussi une place très importante dans vos projets. Vos activités de claveciniste et de chef d’orchestre sont-elles indépendantes ou complémentaires ?

Elles sont indépendantes et complémentaires. Je n’y ai pas du tout la même attitude, la même énergie, la même position par rapport à la musique. Il y a dans un orchestre tout l’aspect de la gestion humaine, il faut amener tout le monde avec soi. Cela m’arrive de rentrer chez moi après une répétition d’orchestre et de me mettre au clavecin pour me recentrer. Il y a quelque chose de très intime dans la relation à l’instrument ! Et quand je joue le continuo au clavecin dans un orchestre, je vois mes musiciens autour de moi qui m’écoutent avec passion. Et ça me fait très plaisir ! Quelque part, c’est une façon d’avoir une autorité « horizontale ». Au lieu d’imposer verticalement une autorité sur mon orchestre, j’ai l’impression d’être parmi eux. Je vais bientôt diriger Cosi fan Tutte au Châtelet, où je jouerai le récitatif au pianoforte, et je sais que cela donnera une certaine unité à l’œuvre. Etre musicien parmi mes musiciens est une chose très importante pour moi.

Dans votre répertoire au clavecin, on retrouve beaucoup de baroque français, mais aussi du baroque germanique, notamment Bach dont vous faites paraître l’Art de la fugue dans quelques semaines. Comment se fait-il que cette œuvre vienne si tard dans votre discographie ?

L’Art de la fugue est une œuvre extrêmement complexe qui demande un temps de maturation, il m’a fallu plusieurs années. Je suis content d’avoir enregistré Le Clavecin bien tempéré (Livres 1 & 2) avant d’aborder L’Art de la fugue. Et puis je dois vous avouer très franchement que j’avais peu d’espoir de le faire un jour à cause du manque de temps. Lorsque la pandémie est arrivée, les confinements qui se sont successivement imposés m’ont offert ce temps. Alors j’ai pris la partition, je me suis mis à mon pupitre et j’ai travaillé dessus quotidiennement pendant ces deux années d’aridité.

C’est curieux, on entend souvent les claviéristes manifester cette même réticence, mais plutôt à propos des Variations Goldberg, une autre œuvre monumentale de Bach.

Oui, car les Goldberg sont d’une grande virtuosité mais je pense que c’est bien de les enregistrer quand on est jeune. C’est de nos jours ce que font tous les jeunes claviéristes qui arrivent sur le marché, et ils ont entièrement raison. C’est une œuvre extrêmement joyeuse, jeune et technique, qui s’adapte tellement bien à notre instrument. Les Variations Goldberg effraient surtout les pianistes, beaucoup moins les clavecinistes ! Un jour, quelqu’un s’était étonné que je joue les Goldberg au clavecin plutôt qu’au piano. Avec le temps, les gens ont oublié que c’est une œuvre essentiellement pour le clavecin ! Elle mobilise les deux claviers, elle est totalement idiomatique pour l’instrument, et beaucoup moins adaptée pour le piano où les deux mains doivent se croiser sur un clavier unique. C’est une œuvre qui demande de la réflexion certes, mais elle est certainement moins intellectuelle que le Clavecin bien tempéré ou l’Art de la fugue.