La soprano et chef d’orchestre Barbara Hannigan s’est associée au légendaire Emerson Quartet pour leur album « Infinite Voyage », paru le 8 septembre 2023 chez Alpha. Avec en pièce centrale le « Quatuor à cordes n°2 » d’Arnold Schönberg dont les deux derniers mouvements mobilisent l’intervention d’une voix soprane, l’album d’adieu des Emerson est une splendide variation sur le répertoire germanique du tournant du XXe siècle. Pour l’occasion, nous avons rencontré Barbara Hannigan, qui nous a confié les secrets de fabrication de ce disque, album de la semaine chez Qobuz.

C’est en Bretagne, dans la campagne reculée du Trégor aux abords de Plestin-les-Grèves, que Barbara Hannigan a pris ses quartiers en 2021, au lendemain du Covid. Et c’est assez intimidé qu’on arrive devant sa porte. Il faut dire que ses exploits sont nombreux : premiers rôles à Glyndebourne, Aix-en-Provence ou La Fenice, des prix internationaux, des créations et collaborations aux quatre coins du globe… Mais la soprano et chef d’orchestre canadienne nous accueille avec une curiosité et une spontanéité désarmantes. Elle veut savoir si nous sommes du coin, si nous jouons d’un instrument, d’où vient notre accent anglais, si nous sommes allergiques aux chats : « J’en ai trois qui traînent dans les parages mais ils sont timides avec les inconnus. » Entre-temps, on s’est posés sur la terrasse, autour d’un café et d’un carré de chocolat. Démarre alors ce qui ressemble moins à une interview qu’à une conversation amicale.

On revient d’abord sur la sortie d’Infinite Voyage, un disque événement paru le 8 septembre 2023, en collaboration avec le légendaire ensemble à cordes américain Quatuor Emerson. Consacré au répertoire de la seconde école de Vienne avec quelques écarts du côté de Paul Hindemith et Ernest Chausson, l’album est né d’une longue histoire d’amitié entre la soprane et le quatuor. Une amitié scellée autour du Quatuor n°2 Op.10 de Schönberg dont la partition fait intervenir une soprano dans les deux derniers mouvements : « Ça remonte à 2013 ou 2014. Le Quatuor Emerson m’a contactée dans l’idée de travailler ensemble sur cette pièce. Les Emerson sont un ensemble mythique, c’était un immense honneur pour moi d’être démarchée par eux, je me souviens que j’ai presque dû me retenir de crier au téléphone ! » Une collaboration placée sous le signe de la complicité dès les premières répétitions. « J’avais l’impression d’être avec une bande de vieux amis, on se faisait des blagues, on pouvait s’adresser des critiques toujours constructives sans que ça ne soit vexant pour personne. On travaillait beaucoup, mais qu’est-ce qu’on s’amusait ! » Un programme qu’ils donnent partout : à New York, Berlin, Vienne, en Suisse. « J’ai fini par leur dire : Les gars, on DOIT en faire un disque. »

Barbara
Barbara Hannigan © Cyrus Allyar

Infinite Voyage signe l’émouvant adieu discographique du Quatuor Emerson, qui a annoncé son retrait de la scène en octobre prochain après 47 ans de carrière. Une pression supplémentaire pour Hannigan lors de l’enregistrement ? « Bien sûr ! Je voulais leur faire honneur, qu’ils puissent fêter ce départ en beauté ! Mais des sessions d’enregistrement, je retiens surtout l’amitié, l’amour et le respect qui nous lient. » Des liens forts, immortalisés à l’écran par le compagnon de Barbara, le réalisateur et comédien Mathieu Amalric, qui a filmé leurs séances de travail au studio pour en tirer un documentaire de 70 minutes. Le film sera projeté en octobre prochain à Paris, lors de leur concert d’adieu.

Le moment de bascule de Schönberg

Hannigan confesse une passion jamais éteinte pour le deuxième quatuor de Schönberg : « Je l’ai chanté de nombreuses fois, bien avant ma rencontre avec les Emerson. Avec le Quatuor Arditti, le JACK Quartet, les Diotima, parfois même des collègues que je rassemblais pour l’occasion. C’est une pièce que je trouve fascinante, dérangeante. C’est aussi le moment de bascule où Schönberg prend congé de l’harmonie tonale, dans une période très douloureuse de sa vie, lorsque Mathilde Zemlinsky le quitte pour se mettre avec le peintre Richard Gerstl. Je pense que cet événement fut un catalyseur dans sa créativité, car il a écrit les deux derniers mouvements très rapidement. » On comprend mieux les émeutes causées par l’œuvre à sa création en 1908. « Enfin, des “émeutes” de classiqueux ! », nuance-t-elle, un brin moqueuse.

'Infinite Voyage' by Emerson String Quartet, Barbara Hannigan & Bertrand Chamayou

Alpha Classics

L’attrait particulier de la soprano canadienne pour Schönberg est à resituer de façon plus globale dans une carrière scénique et discographique qui a offert une place de choix à la musique du XXe siècle, et plus particulièrement à la seconde école de Vienne. Un tropisme qu’on pourrait croire stimulé par les challenges techniques que représente la musique sérielle et dodécaphonique. Et pour cause, on sait la colorature capable de tout réaliser sur le plan vocal. « Bien sûr que ce répertoire peut être techniquement difficile. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est la notion de décadence. Et je me réfère ici au sens étymologique du mot : en anglais, il y a une racine commune avec “decay”, le pourrissement. Or, pour que quelque chose pourrisse, il faut qu’il ait fleuri auparavant ! Ce que je trouve passionnant, c’est cette ligne de crête, ce point de bascule où l’arbre a fleuri, fleuri, fleuri, jusqu’au moment il commence à dépérir. C’est une grande réflexion sur la notion d’adieu : le quatuor de Schönberg est un adieu esthétique à l’harmonie tonale, et cet album est aussi un album d’adieu pour le Quatuor Emerson ! »

Une vision très dramatique, presque théâtrale, de la geste musicale, qu’on soupçonne nourrie des nombreux rôles d’héroïnes d’opéra que la chanteuse a incarnés sur scène : Lulu dans l’opéra éponyme, Agnès dans Written on Skin, Isabel dans Lessons in Love and Violence, ‘Elle’ dans La Voix humaine… Des rôles souvent sombres et torturés, à l’opposé de la personnalité solaire de la chanteuse. Quels obscurs secrets cachez-vous donc, Barbara Hannigan ? Elle rit : « Il faudra que j’en parle à mon thérapeute alors ! Honnêtement, je n’en sais rien. Je crois que j’adore mourir sur scène en fait, j’ai adoré me jeter du balcon dans Written on Skin ! » Elle rit, encore et encore. « Plus sérieusement, je pense que nous vivons tous des drames intimes : la perte d’un proche, une rupture amoureuse, que sais-je. La musique a un pouvoir presque sacré, un pouvoir cathartique de guérison. Et même les œuvres les plus dures ou violentes, je trouve énormément de joie à les travailler. Et j’essaie de leur apporter de la lumière. Dans ma propre production de La Voix humaine, j’ai ajouté quelques notes d’humour, quelques blagues ! », raconte-t-elle, vibrante, avec de grands gestes des bras.

Une chef sans baguette

Des mouvements qui évoquent la direction d’orchestre, autre facette de sa carrière qui a pris une importance croissante ces dernières années. Les captations de concert, qu’elle dirige presque toujours sans baguette, témoignent de son engagement corporel total. Une façon de retranscrire la respiration du chant dans l’interprétation instrumentale : « En y regardant de plus près, vous constatez que la plupart des compositeurs écrivent avec une vision « chantée » de la musique, il suffit d’observer les indications de jeu sur une partition : cantare, cantabile. » Son expérience de chanteuse en fait une intervenante appréciée en masterclass auprès d’élèves instrumentistes, notamment des percussionnistes, pour qui apprendre à faire chanter leur instrument est un réel défi.

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Barbara Hannigan © Marco Borggreve

Mais la direction d’orchestre n’avait rien d’une évidence pour elle. « Je ne pensais pas du tout avoir des velléités de chef d’orchestre. Ce sont des collègues producteurs, musiciens ou chefs d’orchestre qui m’ont dit de m’y essayer car ils sentaient que j’avais cette fibre en moi. » Sa première montée « officielle » au podium a lieu en 2011, dans le cadre du Festival Présences au théâtre du Châtelet à Paris. « Je ne pensais pas que ça changerait quelque chose à l’orientation de ma carrière. Et puis, de fil en aiguille, on m’a appelée pour diriger tel orchestre ou telle œuvre… Au début, le chant concentrait 80 % de mon activité et la direction 20 %. Aujourd’hui, les courbes se sont inversées ! »

Un croisement que la Canadienne vit apaisée : « Je continue d’avoir la liberté totale de choisir mes projets. Si, la saison prochaine, je ne veux faire que du chant, je peux le faire. » Cette double casquette semble du reste lui convenir à merveille : « Et surtout, ça a considérablement élargi mon approche du chant ! J’ai longtemps été terrifiée à l’idée de prendre de l’âge, vocalement parlant. Car il y a cette idée tenace selon laquelle nous autres chanteurs avons une date d’expiration. Or, bien sûr que je ne pourrai pas chanter éternellement certains rôles ou certaines partitions. Mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas utiliser ma voix pour toujours. Je peux explorer d’autres répertoires, d’autres styles ! » Hannigan multiplie ainsi les collaborations avec des musiciens d’autres univers, comme en ce moment avec le jazzman new-yorkais John Zorn, en vue d’une création parisienne à l’automne prochain.

Une voix passée à la postérité

C’est effectivement dans la création contemporaine que la soprano semble s’épanouir. On lui doit à ce jour près d’une centaine de créations mondiales. En 2019, un collège du journal britannique The Guardian a établi une liste des 25 meilleures créations musicales du XXIe siècle et, sans surprise, Hannigan a participé à un grand nombre d’entre elles : Let Me Tell you d’Hans Abrahamsen, Written on Skin de George Benjamin, Passion de Pascal Dusapin… « Je suis très fière d’avoir travaillé sur ces projets mais j’ai décidé de ne plus en jouer certains. C’est très important que de nouvelles générations prennent la relève et proposent leur propre interprétation. Il ne faut pas que je sois la seule à les chanter, sinon, c’est un répertoire qui sera menacé de disparition. Pour Let Me Tell You par exemple, j’ai envoyé à l’éditeur une liste de cinq ou six sopranos qui me semblaient parfaites pour le rôle ! »

Lauréate de nombreux prix, Hannigan a été élue artiste de l’année 2022 aux Gramophone Awards et vient d’être désignée parmi les 20 meilleures sopranos de tous les temps selon Classic FM. Des honneurs qu’elle accueille avec simplicité. « On dit beaucoup de choses sur l’ego des artistes mais je pense que la plupart sont humbles. Il faut sans doute avoir un minimum de confiance en soi pour monter sur scène et dire au public : je vais chanter ou jouer cette pièce et ça vaut le coup que vous restiez écouter. Mais comme on dit dans notre milieu : « You’re only as good as your last concert. » Et si ce dernier concert était mauvais, il faut travailler encore plus. La plupart d’entre nous passent beaucoup de temps à étudier et à s’entraîner. »

Barbara HANNIGAN interprète Gershwin

France Télévisions

Très avenante, Barbara Hannigan se montre presque déçue lorsqu’on lui annonce que l’interview touche à sa fin. Alors on prolonge un peu, pour le plaisir de la discussion. On avait bien une question en réserve mais ne risque-t-elle pas de l’agacer ? « Oh, je sais ce que vous allez me demander ! Quelque chose en rapport avec le fait d’être une femme chef d’orchestre, je me trompe ? », nous chambre-t-elle, anticipant d’un œil malicieux des tics journalistiques probablement maintes fois éprouvés. Mais puisque le sujet est soulevé, formulons-le proprement : entre le règne du politiquement correct et de la cancel culture dans les productions, et les salutaires dénonciations des abus sexuels et sexistes dans l’industrie musicale, comment garder une liberté de ton et de créativité loin de toute doxa réductrice ? « Honnêtement, je n’ai pas de réponse claire sur un sujet aussi vaste. Il y a beaucoup de changements dans les procédures actuellement, et je pense que c’est une bonne chose. Mais j’ai récemment lu un article passionnant sur la mort de la nuance dans nos sociétés. Maintenant, les gens disent : c’est soit blanc, soit noir. Or, la nuance est importante, elle est saine. Dans n’importe quelle situation, nous devons veiller à prendre le temps du discernement, à comprendre les sous-textes. Tout au long de ma carrière, les questions m’ont toujours bien plus intéressé que les réponses tranchées. J’aime le mystère. » On repart sur ces paroles pleines de sagesse tranquille. Avec pour seul regret de ne pas avoir rencontré ses chats : « Ils ont tendance à s’éloigner quand on parle de Schönberg ! »