Entre un disque consacré à Beethoven paru chez Mirare en novembre dernier et un agenda de concerts bien rempli, Anne Queffélec semble ne jamais vouloir s’arrêter ! De passage à la Folle Journée de Nantes, cette figure du piano français s’est confiée à Qobuz sur son rapport aux œuvres, à l’indicible et à la transmission. 

Malgré une cinquantaine d’années de carrière et à peu près autant d’albums à son actif, Anne Queffélec, qui est entrée dans le cercle des très grands pianistes français avec ses interprétations généreuses et solaires, reste désarmante d’humilité. « En tant que Bretonne pur beurre, pour moi, la vie, c’est comme la navigation : nous sommes tous embarqués sur des bateaux, on accoste, on repart, il y a des tempêtes, du calme plat. Tout ça pour dire que je n’ai pas de plan de carrière, je n’en ai jamais eu ! »

Néanmoins porteuse d’un sens de l’autodiscipline et d’une « certaine exigence à travers le travail », elle confie aimer « ce que la musique représente comme quête, comme cheminement qui nous tire vers le haut, vers le mieux de soi-même ». Une quête qu’Anne Queffélec aborde avec sérénité, mais surtout avec une gratitude qui force le respect. « Je suis une privilégiée incroyable dans l’existence : j’ai la chance d’être née en France, de ne pas avoir connu la guerre, j’ai des enfants, je vis de ma passion et je suis en bonne santé. » Cet optimisme trouve ses racines dans le rapport quasi métaphysique qu’elle entretient avec la musique etci les inépuisables découvertes qu’elle promet : « Ce qui fait pour moi que la musique est l’art suprême, c’est qu’elle ne représente rien de fixe : c’est une sculpture de temps et de silence. Il y a une espèce de vérité vivante dans la musique, car même si ce n’est pas perceptible à chaque seconde, nous-mêmes sommes en métamorphose permanente. »

Dévote de Beethoven

En novembre dernier, la pianiste a fait paraître chez Mirare un magnifique disque consacré aux trois dernières sonates (Op.109 à 111) de Beethoven, un compositeur qu’elle admire et dont elle se sent proche. « Je me suis souvent dit que les 32 sonates de Beethoven sont comme son journal intime musical : il commence à 24 ans et termine à plus de 50 ans. » Pour des générations entières de musiciens, la sonate chez Beethoven culmine avec la Hammerklavier (Op.106), une pièce « monstre à tout point de vue : le fond, la forme, la sauvagerie contrapuntique ! » Ce cher Ludwig aurait pu s’arrêter à ce sommet. Mais Anne Queffélec ne voit pas les choses de cet œil : « Pour moi, il y a quelque chose de métaphysique dans ces trois dernières sonates, comme un “au-delà” du piano. Quelque chose de l’ordre de l’affirmation de puissance, qui nous fait vivre autre chose après ce chef-d’œuvre qu’est Hammerklavier. » Et de préciser sa pensée en convoquant les mots d’un illustre prédécesseur, le pianiste Edwin Fischer : « Dans la dernière Sonate Op.111, le premier mouvement est pour l’ici-bas, le deuxième est pour l’au-delà. »

La pianiste sert ce répertoire avec une grande dévotion – un « mélange d’espoir et de crainte » écrit-elle dans la note d’intention du livret – et, en amoureuse fidèle de la littérature, s’appuie sur les grands auteurs qui ont le mieux parlé de Beethoven. D’une érudition étourdissante mais sans jamais verser dans la pédanterie, elle cite Tolstoï, Green, Kundera ou Rilke : « Je suis toujours émue de la façon qu’ont les grands écrivains de parler de musique, alors que ce ne sont pas des musicologues professionnels de la question. Ils ont une approche peut-être plus intimement personnelle. » Une approche d’amateur, au sens noble de « celui qui aime », définition qui plaît particulièrement à Anne Queffélec, qui se considère elle-même comme « amatrice professionnelle ».

Anne Queffélec - Beethoven : Sonate pour piano n°30 opus 109, premier mouvement (music video)

LABEL MIRARE

La musique, une porte vers le sacré

La musique comme dernier espace d’expression d’une forme de sacré, c’est quelque chose que la musicienne expérimente quotidiennement. On est du reste frappé par la fréquence des mots « transmission », « révélation », « beauté » dans ses réponses. C’est au regretté comédien Michel Bouquet qu’elle se réfère pour développer son propos. « Il disait que, dans les grands textes, l’acteur trouve un possible de soi ignoré de soi. Je pense que c’est exactement pareil pour la musique : elle renferme des clés qui vous éclairent sur votre existence. » Elle nous confie alors un émouvant souvenir en guise d’exemple. Un événement survenu ici, quelques années plus tôt, en marge de la Folle Journée de Nantes où nous la retrouvons : « J’ai eu de très belles expériences en jouant dans une prison. Le directeur de cette prison avait émis le désir que les musiciens se déplacent aussi auprès des détenus, et partagent la musique avec ceux qui se porteraient volontaires pour écouter. J’appréhendais énormément de me retrouver dans cet environnement qui transpire de détresse, de solitude, et parfois même d’une certaine laideur. Après le concert, un détenu s’est levé et a demandé : “Pourquoi est-ce que les gestes des musiciens sont si beaux ?” Un autre m’a dit : “Vous vous rendez compte ? Si j’avais pas été en prison, j’aurais pas connu la musique !” Comme s’il avait échappé à une catastrophe ! »

Anne Queffélec 2

Ce sacré, cette forme d’absolu, il y a urgence à les perpétuer d’après Anne Queffélec, qui voit les jeunes générations porter une « responsabilité folle à maintenir la flamme allumée, malgré les difficultés croissantes à « résister aux pressions matérialistes, consuméristes et technologiques ». Elle se désole de l’absence d’intérêt de nos dirigeants pour ce secteur et balaie d’un revers de la main les discours démagos qui voudraient réduire la musique classique à un cercle d’« élite », terme dont elle veut dynamiter l’acception commune : « Je dis OUI à l’élitisme pour tous, oui à l’élite intérieure de chacun, qui nous donne des forces et de la joie ! » Mais c’est surtout la beauté pour laquelle elle milite activement : « La beauté est une notion de santé publique. Ce mot n’est hélas jamais prononcé par les hommes politiques lorsqu’ils s’expriment publiquement. » Et plus insolente que jamais, elle ne se prive pas de le leur rappeler : « Je leur dis : “Vous n’imaginez pas le nombre de voix que vous gagneriez à faire campagne là-dessus, faites-le, ne serait-ce que par pur opportunisme électoral !” »