En trois disques, « Oshin », « Is the Is Are » et « Deceiver », le quatuor de Brooklyn est devenu pour les aficionados de shoegaze et de dream pop un groupe chéri. Retour sur dix ans de carrière avec DIIV au grand complet, au milieu de l’enregistrement de leur très attendu quatrième album.

Oshin a eu dix ans en 2022. Quel regard portez-vous sur vos trois albums ?

Zachary Cole Smith (chant, guitare) : Je pense qu’Oshin est assez direct. C’est le plus instinctif. Il s’est fait au ressenti, sans réelle recherche. Il était censé être universel car conceptuel. Le but, c’était que les paroles ne soient pas trop spécifiques. Beaucoup sont tirées de la poésie zen ou des Truisms de Jenny Holzer. Is the Is Are est plus personnel. Il me paraît aujourd’hui toujours très authentique et très humain. Sur le plan des paroles, Deceiver était plus une réflexion sur les idées que nous travaillions sur le deuxième album, de manière plus poussée et honnête.

Quelle a été la contribution de votre label, Captured Tracks, à votre carrière ?

Colin Caulfield (basse, chant) : Captured a fait un super boulot à l’époque en donnant une réelle visibilité à la scène underground de New York.

Zachary Cole Smith : C’était une communauté, un truc de famille. Un label organisé de manière bien spécifique, de sorte que les gens qui aimaient un groupe aimaient aussi les autres artistes signés. Les disquaires avaient même une section dédiée Captured Tracks. C’était pas rien !

Andrew Bailey (guitare) : Cela nous a ouverts au public international bien plus tôt. Les jeunes au Japon savaient qui on était.

Vous avez sorti l’été dernier une compilation de trois singles et faces B de vos premières années, avant même Oshin. Qu’est-ce qui vous y a poussé ?

Zachary Cole Smith : Le premier album était sorti avec très peu de moyens. Il n’avait pas de livret, de notes, rien. La pochette a changé aussi entre-temps. Je ne pense même pas que les gens comprenaient ce que c’était, tellement c’était mal packagé. A l’époque, Captured Tracks était un des seuls labels à sortir des 7″, donc on s’est dit que ça avait du sens. Pour les nerds, c’est aussi un format recherché. Ils sont petits et cool.

Ben Newman (batterie) : Beaucoup de gens ne savaient même pas que ces morceaux existaient…

Colin Caulfield : Ils n’étaient pas vraiment en ligne, on ne les trouvait pas sur les grandes plateformes de streaming. Ils étaient juste sur YouTube. Il y a même des gens qui nous ont dit « J’aime trop vos nouvelles chansons » ! C’était un peu déroutant…

On dit souvent que le premier album est le plus pur, car il est naïf et brut. Les albums matures ont, eux, une beauté complexe. C’est le cas chez vous, avec un Deceiver plus recherché. Où va votre préférence ?

Zachary Cole Smith : Cela dépend vraiment du groupe et de l’époque. Souvent, lorsque je découvre un groupe, je vais directement à son premier album. Mais ce ne sera pas forcément celui que je considère comme le meilleur. Les gens sont souvent encore en train de comprendre à ce moment-là.

Andrew Bailey : En rap, le premier album est souvent le meilleur. Il y a toutes ces conneries d’attentes sur ce que le hip-hop est censé être. Comme c’est censé être la voix de la classe pauvre, s’ils ont réussi à se faire de l’argent avec leur premier, on va vite critiquer le second, en disant qu’il sonne moins authentique et direct. Les groupes doivent être super créatifs pour s’éloigner de ça. Le meilleur disque du Wu-Tang Clan, c’est sans doute Forever, et non 36 Chambers, parce qu’ils ont développé leur propos.


La vulnérabilité joue un rôle important dans la création

Quel est le critère pour dire qu’un album est le meilleur ?

Colin Caulfield : Le plus populaire serait le meilleur, selon notre pote Matt.

Andrew Bailey : L’authenticité. J’écoute peu de rock, mais pour ce qui est des albums que j’aime par-dessus tout, je peux imaginer le groupe jouer dans la salle la plus pourrie du monde et il sonnera toujours aussi pur et vrai. Idem avec le rap.

Colin Caulfield : Ça dépend vraiment. C’est vrai que, souvent, le premier album capture cette naïveté. Mais la vulnérabilité joue un rôle important dans la création. Parfois, un artiste n’est pas vulnérable de la manière qui convient le mieux à sa musique, tant qu’il n’a pas grandi. Deceiver, par exemple, était vraiment intentionnel. On a travaillé très dur dessus mais on y était vulnérables d’une autre manière. J’étais complètement obsédé par les Red Hot Chilli Peppers, l’autre jour. Leur premier album est inaudible pour tout un tas de raisons, mais c’est la version la plus brute – sans filtre – d’eux. Ils sont si chaotiques, jeunes et fous ! Et ils n’ont retrouvé cette alchimie que bien plus tard.

Ben Newman : Pour beaucoup de groupes, l’ambition dépasse les ressources. Ils font tout ce qu’ils peuvent avec le peu qu’ils ont au départ, et après trois ou quatre albums, ils atteignent leur vitesse de croisière. Ils finissent par écrire des chansons sur les tournées ou sur des sujets qui ne sont pas forcément accessibles à tous.

Colin Caulfield : Oui mais parfois, ces albums sont incroyables. Hejira est mon album préféré de Joni Mitchell, et il parle justement des tournées…

Zachary Cole Smith : Tu peux facilement devenir ta propre caricature au fil du temps. Tu peux laisser se dissoudre cette essence dans la masse, te perdre de vue ou alors te contenter du minimum, sans effort, en te disant « OK, il est assez bon cet album ». C’est souvent le cas lorsque l’argent entre en jeu…

Où en êtes-vous dans ce quatrième album ?

Ben Newman : On va enregistrer en rentrant de tournée, mais on a encore deux bonnes semaines de composition.

Colin Caulfield : Beaucoup de morceaux sont très avancés et on connaît les lacunes à combler. Donc, on écrit encore un peu. Mais en ayant le cadre global, en sachant comment l’album sonnera. Pendant la première année et demie d’écriture, on a à peu près tout essayé. On a dépassé ce stade.

Ça a été une très longue quête pour définir le son DIIV.

On reconnaît tout de suite le « son DIIV ». Comment y travaillez-vous ?

Andrew Bailey : On ne sait pas, c’est fou. On fait une chanson et on se dit à chaque fois : « C’est DIIV ou pas ? » Parfois, c’est nous, d’autres non. Dans ce cas, on laisse tomber.

Zachary Cole Smith : Les mots seront toujours trop banals. Ça a été une très longue quête pour définir le « son DIIV ». On a eu un paquet de conversations dessus. Au final, on parlera plus de l’ambiance. On y travaille beaucoup sur le dernier album d’ailleurs. C’est une sorte d’idée finalement très abstraite.

La pandémie s’est-elle immiscée dans son univers sonore ?

Zachary Cole Smith : Certains musiciens ont dit qu’il était très difficile de faire de la musique qui ne sonnait pas claustrophobique, sous-marine ou sirupeuse - c’est quelque chose qui s’est produit avec l’isolement. Je pense qu’effectivement, ça s’est infiltré dans le disque. Il a ce côté sirupeux, boueux et sous-marin, mais il est capable de remonter à la surface, contrairement à ce qu’on faisait au tout début du confinement.

Colin Caulfield : Deceiver a eu un plus grand impact qu’elle. Oshin était comme une déclaration de mission, un modèle de ce que le groupe pouvait être. Is the Is Are en était ensuite une extension, mais quand on a fait Deceiver, on voulait faire quelque chose de très différent tout « en faisant du DIIV ». Musicalement, Deceiver était si différent, surtout si on le considère morceau par morceau.

Deceiver était heavy, sombre et lumineux à la fois. Le nouveau suit-il cette trajectoire ?

Zachary Cole Smith : On voulait incorporer beaucoup d’éléments différents de nos trois albums. Quand on a fêté les 10 ans, on a beaucoup écouté Oshin, en essayant de comprendre ce qui avait fait de ces morceaux ce qu’ils sont. Ce n’est pas simplement parce qu’il y a un peu de réverbe ici et là, ou autre chose. Il y avait une vraie vibration. C’est ça qu’on voulait saisir. On voulait aussi reprendre les éléments plus heavy de Deceiver. Des trucs qui sonnent fort et lourd, et des chansons qui peuvent se suffire à elles-mêmes sans production ou ajouts.

Colin Caulfield : On y reprend cette même idée de clair-obscur. Il y a de grands contrastes d’humeur, les chansons peuvent être très lourdes ou très tristes, mais il y a toujours cette lumière en eux. C’est une vision plus large et complète de la musique qu’on aime et qu’on aime jouer.

Ben Newman : Pour moi, c’est avant tout un départ vers autre chose. Comme Deceiver a pu l’être. Vers un champ inexploré.

Colin Caulfield : D’accord avec toi, mais je pense qu’en théorie, il sera moins déroutant pour les gens.

Ben Newman : Oui, mais il ne ressemble pas à un remaniement ou à un mélange des trois albums. Il y a de nouveaux concepts.

Lesquels ?

Zachary Cole Smith : Il y a des breakbeats !

Ben Newman : Quand on a fait Deceiver, on voulait que tout puisse être joué en live. Absolument tout. Guitares, batterie… Là, on se permet d’ajouter ce qu’on veut : des samples, des synthés… Il y a un vocabulaire plus large et on est plus concentrés sur l’ordinateur que sur les amplis et la batterie.

Colin Caulfield : Pour moi, chaque chanson a son propre univers sonore. Elles sont toutes liées les unes aux autres, mais lorsque tu écoutes l’album en entier, elles élaborent chacune un paysage différent. A l’inverse, tous nos autres albums ont été produits de manière assez linéaire : Oshin sonne comme un seul bloc, et on s’y perd ; Is the Is Are a ce son hanté, assez post-punk ; Deceiver est un album de shoegaze lourd. Le nouveau est plus unique pour nous. Nous sommes moins entravés par les restrictions d’un vocabulaire préconçu. Au contraire, on se dit d’abord « Oh, peut-être qu’il devrait y avoir un breakbeat dans la chanson », et ensuite on fait en sorte qu’il s’accorde avec le reste. Il y a aussi beaucoup plus de variété et de profondeur dans les sentiments.

DIIV

Vous avez moins de limites ?

Zachary Cole Smith : Les limites peuvent être un point d’inspiration très cool. Par exemple, si on te file Photoshop en te disant « Fais de l’art », tu peux faire plein de trucs. Mais si on te donne un crayon, c’est encore mieux et bien plus simple. C’était en grande partie l’idée des deux premiers albums, mais maintenant, j’ai l’impression qu’on connaît nos limites. C’est plus intuitif. On peut aller dans des directions bizarres sans avoir l’impression d’aller trop loin.

Colin Caulfield : On est plus confiants. Au début de l’enregistrement, on essayait de mettre plus de synthétiseurs, et ça sonnait un peu faux. On est arrivés à un point où on peut se le permettre tout en faisant en sorte que « ça sonne DIIV » et en plus, de manière plus convaincante.

Avez-vous puisé l’inspiration ailleurs, comme pour Deceiver ?

Colin Caulfield : Avec Deceiver, on avait une playlist pleine de références. On était constamment en train de l’écouter et d’y revenir. Si on était bloqués, on se disait « A quoi ressemble la batterie sur cette chanson, à quoi ressemblent les guitares ici ». J’ai l’impression qu’on l’a moins fait ici. C’est ce qui fait qu’on y prend aussi plus de plaisir.

Colin Caulfield : Quand on fait un disque et qu’on écoute des références en essayant de trouver de l’influence et de l’inspiration, l’écoute peut devenir stressante, car il y a une raison et un but recherché. Tu écoutes en te disant aussi que tu ne devrais qu’écouter des trucs du même genre. Mais maintenant, j’ai l’impression qu’on est inspirés par des choses bien plus aléatoires et vastes. Et là, ça devient agréable de se laisser aller en écoutant un vieil album de folk ou autre.

Zachary Cole Smith : On peut toujours trouver quelque chose dans une écoute. Tu entends juste un mot, et tu te dis « C’est un mot vraiment cool à utiliser ». Dans un album de Sun Ra, par exemple, il y a tellement de choses que je trouve vraiment cool, même si c’est un genre de musique complètement différent. Tu glanes, mais ce n’est pas comme si tu faisais des recherches.

Ben Newman : Pour Deceiver, on a fait écouter à Bailey un paquet de musiques qu’il n’aurait jamais écoutées.

Colin Caulfield : On lui a même fait découvrir le sludge metal.

Andrew Bailey : Ah oui, j’avais oublié ça…

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