Avec son look de vieux rockeur paré de bagues et de boucles d’oreilles, ses cheveux longs hirsutes, ses blousons en cuir semblant sortir de “Easy Rider”, le road movie culte de la génération hippie, et sa voix pointue comme une jambe de compas, Dominique Visse promène depuis plus de quarante ans sa personnalité singulière dans le monde souvent conventionnel de la musique classique. En 1978, il a fondé l’Ensemble Clément Janequin qui allait remettre au goût du jour la chanson polyphonique de la Renaissance française. On leur doit l’émergence de tout un répertoire à travers une discographie exceptionnelle pour le label Harmonia Mundi.

Né dans la très catholique cité normande de Lisieux dans le Calvados, le petit Dominique Visse est tout confit de dévotion ; il sert la messe tous les jours à l’ombre de sainte Thérèse et compte bien devenir prêtre. C’est d’ailleurs un jeune prêtre qui lui met les mains sur le clavier de l’orgue et qui l’intègre à la maîtrise paroissiale, lui révélant ainsi le chant et la musique. Outre la pratique vocale et instrumentale, la copie de partitions est aussi une excellente école pour comprendre la technique de composition qui commence à l’intéresser. La suite est, comme il le dit lui-même, affaire de chance, et aussi d’un peu de talent.

Vite repéré pour ses aptitudes musicales, le jeune homme timide et introverti commence à étudier la musique plus sérieusement tout en s’intéressant aux mathématiques et en caressant le rêve de devenir vétérinaire. A Paris, il chante occasionnellement dans la Maîtrise de Notre-Dame lors des grandes fêtes du calendrier liturgique et en devient pion, puis professeur de musique pendant trois ans. Rebuté par l’enseignement officiel des doctes savants de la Sorbonne où il essaye vainement de suivre les cours de musicologie, il prend rapidement ses jambes à son cou pour fuir la vénérable université.

Désormais jeune adulte, Dominique Visse prend conscience de sa voix de falsettiste et découvre avec stupeur le 33 tours des contre-ténors René Jacobs et James Bowman consacré à des œuvres de John Blow. La révélation est totale. Elle lui montre la voie(x) qu’il veut suivre désormais, mais où et comment apprendre cette technique vocale si particulière qui est totalement nouvelle et pas encore académique en 1975 ? Sa rencontre avec Alfred Deller lors d’un concert que ce dernier donne à Paris est déterminante. Il devient son élève, ou du moins bénéficie de ses conseils, car le chanteur anglais a une voix innée et se déclare incapable de lui enseigner la technique. Dominique Visse apprend surtout à imiter son maître et à perfectionner sa voix de tête, lui assurant des aigus calmes et faciles à atteindre. Il a 20 ans et travaille également avec Nigel Rogers, René Jacobs et William Christie. Il est aussi l'un des premiers membres de l’ensemble Les Arts Florissants en tant que chanteur et transcripteur dès sa création.

L’Ensemble Clément Janequin

Mais le jeune homme est pressé et ambitieux. Après avoir participé à un concert d’œuvres de Clément Janequin au sein de la chorale Les Cris de Paris, il se rend compte que cette musique audacieuse et splendide requiert un tout petit effectif de solistes et non une masse de 80 chanteurs héritée du romantisme. C’est de cette réflexion que naît l’idée de fonder un ensemble masculin d’une voix par partie, avec la complicité de Philippe Cantor, rencontré au cours d’un des stages de musique chorale qui fleurissaient alors en Normandie. C’est en 1978 qu’ils créent l’Ensemble Clément Janequin, avec le chanteur Michel Laplénie et le luthiste Claude Debôves. Le groupe fait la rencontre décisive du musicologue Jean-Pierre Ouvrard, qui dispense son immense savoir à la faculté musicologique de Tours. Il ouvre aussitôt les portes de sa riche bibliothèque aux jeunes musiciens enthousiastes mais assez peu renseignés, ainsi que celles de son impressionnante cave à vins. Un breuvage qui a toujours fait bon ménage avec la musique et les musiciens.

Les premiers concerts ont pour cadre des petites villes de Normandie avant une modeste première apparition parisienne dans une galerie d’art à laquelle vient assister cet autre pionnier que fut Jean-Claude Malgoire, qui encourage et engage immédiatement les jeunes musiciens. C’est ensuite William Christie qui présente l’Ensemble Clément Janequin à Harmonia Mundi, le label indépendant fondé par Bernard Coutaz en Arles, sous l’impulsion duquel allait fleurir une nouvelle génération de musiciens se vouant à la musique ancienne et baroque dans des interprétations recherchant l’authenticité. Le public et la critique vont affubler la démarche et ses musiciens du surnom de « baroqueux », un adjectif d’abord ironique, voire méprisant, qui deviendra plus tard emblématique de toute la recherche d’interprétation historiquement informée qui est totalement intégrée et admirée de nos jours. Cette fructueuse collaboration produira une discographie exceptionnelle et donnera une audience nouvelle à la musique de la Renaissance, souvent délaissée au profit du baroque.

L’Ensemble Clément Janequin a évidemment beaucoup changé au cours de ses quarante-deux ans d’existence et l’effectif a été entièrement renouvelé à l’exception de Dominique Visse, son créateur historique. C’est une équipe soudée par une grande amitié et un savoir-faire hors du commun. « En ce qui me concerne, avoue aujourd’hui Dominique Visse, le virus ne m’a jamais quitté. Je dirais même que le mal a empiré, c’est bien pour cela que je pense sincèrement que nous avons besoin de 40 ans de plus pour achever l’ouvrage. »

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