Paul Chambers
Avoir été le contrebassiste de Kind of Blue, sans doute l'album de jazz le plus célèbre de tous les temps, avait suffit à faire entrer Paul Chambers dans la légende. Accompagnateur discret, virtuose, dont on n'a pas oublié les lignes de basse ovales au swing beaucoup trop irrésistible pour qu'elles puissent être simplement qualifiées de « ronde », il partagea avec Anton Tchekhov, ou encore Chopin, le triste privilège de mourir tuberculeux, génial, presque distrait. Sa vie fut un chorus fulgurant et sublime, émaillé de pizzicatos et de coups d'archet, scalpels acoustiques, tranchant à coups de beauté les partitions d'Otto Harbach et de Jérome Kern, compositeurs de l'âge d'or de Broadway dont les chansons se déposeront comme les pampres d'un trombone sur toute une génération de jazzmens et d'auditeurs, en donnant naissance aux plus beaux standards du genre.
Paul Chambers est natif de Pittsburgh, mais c'est un enfant de Detroit, la ville de son adolescence, qui est moins une ville qu'un métronome, imprimant les contretemps des usines à Jazz (les nombreux clubs où Chambers se produira en compagnie entre autres du guitariste Kenny Burrell) sur le front songeur de ses habitants, somnambules, musiciens, monsieur tout le monde et monsieur personne, madame seule, se ruant dans les pavés de la ville-moteur — « Motor City, Detroit la ville du travail, de la santé, de la volupté à la chaine... La plus mélancolique des villes américaines aura été la première à exercer une influence décisive sur Paul Chambers. Après des débuts en tant que saxophoniste et joueur de tuba (instruments qu'il avait débutés à l'école), et ayant finalement opté pour la contrebasse, c'est à New York en compagnie de l'Orchestre de Paul Quichinette que Paul Chambers se fait un nom, en 1954. Il joue fréquemment au Birdland, le club des mésanges déchues, le nid, et le tombeau, de Charlie Parker, le temple anagogique du Jazz new-yorkais, mais aussi cénacle glamour dans lequel on peut apercevoir taciturne, certaines nuits, mais magnifique (toujours) Marlène Dietrich s’épancher dans des vapeurs de tabacs, d'accords de septième (diminuée) et d'alcools...
La rencontre entre Paul Chambers et Miles Davis a lieu en 1955, et très rapidement Chambers rencontre également John Coltrane. Il formeront en plus du pianiste Red Garland et du batteur Philly Joe Jones un quintette éclatant, dont les éclisses mèneront tout droit à l'enregistrement de Cookin' (1956). Mais Chambers aura été de tous les grands enregistrements de la décennie, sideman sur Chet, l'album magique de Chet Baker, Blue Train, où il retrouve Coltrane, Kind of Blue (1959), inéluctablement, et jusqu'au début des années 60 où il participe aux meilleurs albums de Wes Montgomery : Full House (1962), Smockin' at the Half Note (1965).
Mais c'est surtout en tant que leader sur des albums comme Bass on Top, Go, 1st Bassman, que Paul Chambers franchit la 4e dimension, atteignant une envergure nouvelle, où seule la beauté prime, dans laquelle la contrebasse d'instrument d'arrière-plan devient surface, plane mais néanmoins plus pleine que toujours, et en ne perdant rien de sa profondeur. D'instrument physique, Paul Chambers en a fait un instrument métaphysique, capable de tout. Coltrane disait de Paul Chambers que son jeu est au-delà de ce qu'il pouvait en dire. Il nous faudrait vivre dans un monde de fractales, à l’abstraction au moins autant définie que paradoxale pour pouvoir rendre compte clairement de son immense talent. Mais à défaut, il nous reste toujours les superlatifs.
© René Obe / Qobuz
Paul Chambers (1935-1969)
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