A l'occasion de la sortie de Mehliana - Taming the Dragon, en duo avec Mark Giuliana.

Bienvenue sur Qobuz Brad Mehldau, ce disque est surprenant et très novateur pour nous venant de vous. Quand on pense à vous, au nom « Brad Mehldau », on pense à d’autres musiques que celle-ci, quel est le projet de ce disque ? Comment est-il né ? Le projet est né de l’envie de vouloir faire quelque chose avec Mark Guiliana, de mener une conversation musicale avec ce batteur formidable, après que je l’ai entendu jouer en public avec le trio d’Avishaï Cohen. J’avais été très impressionné par ce trio me disant que c’était vraiment des musiciens hors-normes. Ce projet est donc né d’une impulsion : vouloir faire quelque chose avec lui. Et c’est en parlant avec lui que nous en sommes arrivés à la conclusion d’enregistrer juste en duo.

Quand vous êtes-vous rencontré pour la première fois ? En 2008

Au cours d’un concert d’Avishaï Cohen? Oui, nous étions au même programme d’un festival de jazz et je les ai entendu. On s’est rencontré, on a échangé nos numéros de téléphone. Cela a pris un certain temps.

Quel a été votre première impression en écoutant Mark Guiliana?

Je me suis dit qu’il utilisait des rythmes différents en provenance de musiques électroniques. Mais c’était une personne humaine qui les jouait. Il avait la vitesse, la vélocité et l’énergie frénétique et folle issues de ces musiques électroniques tout en conservant la spontanéité et les qualités de la musique improvisée. Et je me suis dit, voilà quelque chose de vraiment spécial.

Qu’avez-vous imaginé alors ? On a parlé au téléphone de l’idée de jouer en duo. Et ce qui me plaisait dans cette perspective de duo était l’idée de jouer les lignes de basse et de ne pas dépendre, ainsi, d’une tierce personne. Dans un duo, il n’y a personne entre nous, je peux imposer mes idées harmoniques. Nous avons un dialogue très ouvert, inventif et spontané car je ne suis pas obliger de dire au bassiste quoi jouer. On a donc décidé d’enregistrer ainsi et cela fait partie du plaisir de cette formule.

Vous jouez les basses comme un organiste le ferait ? Oui, exactement

L’idée aussi était de ne pas utiliser un piano acoustique mais des claviers électriques ? Oui. Et les deux ou trois première fois, on n’a pas utilisé de piano du tout. Quand on a été en studio pour ce premier album, bien sûr il y avait un piano en studio, on a continué de privilégier les claviers plutôt que le piano.

Quelle musique avez-vous joué alors, vos compositions ? Non, nous nous sommes basés sur nos improvisations. On n’a rien préparé. Dans la perspective de ce premier jet, on s’est dit qu’on écrirait rien du tout. Cela était complétement nouveau pour moi, je n’avais jamais pratiqué ainsi auparavant. La première fois, j’étais nerveux à cette idée d’improvisation totale. Nous l’avons testé en public devant 1200 personnes en Belgique. Il n’y avait aucun plan de départ. Depuis c’est un peu différent, on à des repères. Mais la première fois, ce n’était pas confortable pour moi. Désormais, on fait référence aux titres improvisés durant la séance, cela fait partie de notre set. C’est la toute première fois que je procède comme cela. Et croyez-moi, cela n’est pas de la paresse car, pour moi, écrire est plus facile. J’écris beaucoup donc ce disque fut un réel défi. Ne rien imposer et juste laisser les choses advenir.

Sur le disque, il y a une partie improvisée et une partie écrite malgré tout ? Sur le disque, il y a des choses que nous avons développées durant notre tournée. Donc ce n’est pas écrit mais on ne peut plus vraiment appeler cela de l’improvisation car il y a des grooves déjà travaillés. Mais pour être précis, je dois préciser qu’il n’y a rien d’écrit. Parfois, l’argument de base est une ligne de basse ou un enchainement d’accords, parfois c’est un rythme envoyé par Mark qui m’inspire particulièrement et cela devient un embryon de chanson.

Combien de concerts avez-vous donné avant la séance d’enregistrement ? Peut-être vingt ? Essentiellement en Europe et quelques-uns aux Etats-Unis.

Et comment le public a t-il réagit ? On peut imaginer qu’il attendait du pur jazz ? Là, c’est une nouvelle musique. Cela dépend de comment ils ont été informés. Certains ont été surpris de me voir jouer des claviers sur scène, se disant, mais où est le piano ? Je pense que certaines personnes ont aimés et d’autres pas du tout. C’est toujours comme cela quand vous essayez des choses nouvelles. Certains ont des idées préconçues et attendent toujours la même chose, d’autres ne vous connaissent pas et disent, oui, c’est intéressant.

Où placez-vous cette musique ? Je ne sais pas comment cela se passe dans les autres pays mais en France, on place la musique dans des boîtes, elles sont jazz ou électronique ou pop… Comment parler de cette musique ? Je ne sais pas vraiment ? Electronic jazz ? Je me considère comme un musicien de jazz mais j’entends bien qu’une partie de ce disque vient du rock que j’ai écouté avant même que je n’écoute du jazz.

On se souvient de l’intérêt que vous portez à Radio Head Oui. Avant même que d’écouter du jazz, quand j’étais gamin, quand j’avais huit ou neuf ans, ces disques de pop avaient un énorme impact sur moi. Ces disques des Pink Floyd et les disques du rock progressif comme Rush, Yes, King Crimson, les « Gentle Giants » qui viennent d’Angleterre et qui jouaient des synthétiseurs. Ce sont des sons qui tournent encore dans ma tête et qui ressurgissent dans ce disque. Et aussi ceux d’Herbie Hancock ou Lyle Mays entendu avec Pat Metheny depuis bientôt quarante ans.

La question que pose le jazz désormais est sans doute, qu’aujourd’hui, le jazz n’est plus une musique mais une attitude. C’est une bonne manière de voir les choses.

Et vous avez la jazz attitude. Super, merci. Je suis preneur.

La jazz attitude consiste à partager, à échanger, à découvrir l’autre dans sa différence, … Oui, c’est cela. L’idée est de nous rendre plus fort au final. C’est de ce le jazz nous apporte. C’est ce qu’a fait Miles Davis quand il a joué avec des musiciens pop. C’était facile pour lui ces mélodies mais il en a fait quelque chose de profond et de poétique. Il y a mis le feeling du blues dans ces bluettes et cela les rend émouvantes.

Mehliana est le nom du groupe ? Oui, c’est le nom du groupe

C’est la contraction de Mehldau et Guiliana ? Oui, c’est la contraction de nos noms mais anecdote amusante, c’est aussi le nom d’une ville quelque part en Inde où il y a deux mille personnes.

Le titre de l’album est Taming the Dragon, quelle est son histoire ? C’est le nom d’un des titres, celui qui ouvre l’album. C’est à l’origine un rêve que j’ai fait. Le dragon est une allégorie, une manière de parler des impulsions qui parfois nous domionent, c’est comme cela que j’ai vu les choses. Les impulsions peuvent être destructrices et malfaisantes comme l’envie ou la jalousie par exemple. Toutes ces sortes d’impulsions humaines avec lesquelles nous devons composer et que nous pouvons utiliser comme force afin de les transformer et d’en faire de la musique. Taming the Dragon est une manière de dire que nous devons ne pas nous laisser aller à voir les choses en noir quand nous sommes sous l’emprise de ces « impulsions » mais dont nous devons retourner l’énergie qu’elles déploient pour la création, pour la musique en particulier, car elles ont une force terrible.

Les titres des morceaux ont de l’importance pour vous ? Ils ont une signification spéciale ? Ce cas est très spécifique ca r j’avais des paroles à glisser sur la mélodie. Mais la plupart du temps, ce sont juste des blagues.

Quand vous écrivez You Can’t Go Back Now ou Elegy For Amelia E. Elegy for Amelia E. est un autre titre bien spécifique dédié à cette femme qui tenta la traversée de l’océan Atlantique en avion pour la première fois mais qui disparu en mer. Une manière d’imaginer ce que fut son dernier vol. Les autres titres sont beaucoup plus abstraits. Certains arrivent avant que le morceau n’existe, d’autres, après. Selon ce que le morceau inspire.

Vous allez re-partir en tournée avec Mehliana ? Oui, on vient de terminer une tournée qui s’est conclue en France il y a un mois. Et je pense qu’on va tourner à nouveau cet été.

J’ai deux dernières questions. Elles ne sont pas à propos de Mehliana mais à propos de vous. La première : quel est votre disque de chevet ? Je ne sais jamais quoi répondre à cette question. C’est idiot de dire que je ne sais pas. Il y en a tant. Je pourrais dire que c’est Sergent Pepper’s, Lonely Heart Club Band des Beatles. Je pense que c’est un des meilleurs albums jamais enregistrés. Et la raison pour laquelle je le dis aujourd’hui est que je suis en train de le faire découvrir à mes enfants. Il y a tant de choses à dire sur ces enregistrements et je les joue pour eux chaque jour depuis trois mois et nous découvrons chaque jours de nouvelles choses tant ils sont riches. Il y en a quelques autres des Beatles, comme l’album blanc. Sinon, parmi les disques de jazz, je dirais : Kind Of Blue, mais c’est pas très original.

Votre disque de chevet n’est pas l’oeuvre d’un pianiste ? Je n’ai pas écouté tant de pianistes que cela. Pour le jazz, j’écoute des orchestres, plutôt des quintets. J’adore le quintet d’Eric Dolphy avec Booker Little à la trompette et cette extraordinaire rythmique : Mal Waldron au piano, Richard Davis à la contrebasse et Ed Blackwell à la batterie. J’ai toujours été fan des sections rythmiques. J’aime comprendre comment les choses se mettent en place. Ecoutez McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones, quel bonheur quand ils accompagnent John Coltrane. Le jazz, pour moi, c’est l’orchestre. Le feeling qui passe entre chaque musicien d’un groupe. Ecoutez le « beat » particulier d’un Billy Higgins avec Herbie Hancock et Bob Cranshow. La manière dont il le joue différemment avec Cedar Walton et Jimmy Merritt

Une dernière question : quel est votre dernier coup de cœur ? Quand nous étions en tournée, Mark Guiliana m’a fait découvrir un groupe de Death Metal, des gens qui hurlent, le disque s’appelle ObZen. Le nom du groupe, c’est Meshuggah, leur musique est très intense. C’est surement mon dernier coup de cœur ces derniers mois.

Merci Brad Mehldau Merci à vous.

Jean-Michel Proust

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