Stratocaster en main, le Britannique était un génie éclectique capable de briller dans le rock le plus brutal comme le jazz-fusion le plus groovy. Une gâchette aussi essentielle que Jimi Hendrix, Eric Clapton ou Jimmy Page dans l'histoire de la musique.

L’histoire du rock est peuplée d’extraterrestres. De créateurs hors norme. De génies solitaires… Même si l'on peut aisément ranger Jeff Beck dans la catégorie des guitar heroes, le Britannique, qui a passé l'arme à gauche le 10 janvier 2023 à l’âge de 78 ans, victime d'une méningite bactérienne foudroyante, était bien plus que ça. Un extraterrestre, pour sûr, mais avant tout un électron libre. L’opposé du suiveur. Le vrai créateur. Celui qui dynamite les codes et les frontières stylistiques et se contrefiche des modes… Jeff Beck aura réussi à s’imposer aussi bien sur le devant de la scène rock 60's britannique que sur la planète jazz-fusion. Tout ça sans jamais oublier de s’agenouiller devant le blues, le rockabilly et même la soul music.

Blow Up - 1966 - Yardbirds - Jimmy Page & Jeff Beck

Tamrons

Il y eut d’abord la saga Yardbirds, combo mythique ayant abrité de 62 à 68 les trois plus fines gâchettes du Royaume-Uni : Eric Clapton, Jimmy Page et donc Geoffrey Arnold Beck, né le 24 juin 1944 au 206 Demesne Road, à Wallington, dans le Surrey. Même si les trois virtuoses n’ont pas tous opéré simultanément, le groupe fit bien plus que de jouer la carte blues/rhythm’n’blues de base comme la plupart de ses concurrents. Paru à l’été 66, Over Under Sideways Down (connu également sous le titre de Roger the Engineer selon le tracklisting) marque le départ du bluesy Clapton et l’arrivée du fou furieux Beck (en mars 1965, à seulement 21 ans !) symbolisée par Jeff’s Boogie. Avec le bon Beck, les Yardbirds s’éloignent du marais blues électrique britannique classique pour aller renifler le psychédélisme et les expérimentations sonores et surtout guitaristiques qui les mèneront aux portes de ce qui deviendra le hard rock. Ces Yardbirds-là osent même les influences indiennes, ainsi qu'une sorte de bruitisme avant-gardiste ! À part les Who des débuts, on ne voit guère d’autres combos 60's aussi carnassiers…

JEFF BECK, GUITAR SOLO FINALE, 'CAUSE WE'VE ENDED AS LOVERS', UTRECHT, MAY 25TH, 2014

Vincent Lyons

Le tremplin Yardbirds

La vingtaine, une passion pour des guitaristes nommés Les Paul, Cliff Gallup (guitariste des Blue Caps de Gene Vincent), B. B. King, Steve Cropper et Lonnie Mack, ce Jeff Beck est simplement hallucinant de sauvagerie dans Blow-Up. La culture pop a gardé en mémoire cette scène mythique du film réalisé en 1966 par Michelangelo AntonioniBeck, épaulé par Jimmy Page dans un club londonien, explose sa guitare sur scène contre un ampli puis au sol, devant un public interloqué. « Antonioni voulait que je destroy ma guitare ! Je lui ai dit que c’était hors de question donc on m’a trouvé un modèle cheap pour pouvoir tourner la scène. » Il quitte le navire Yardbirds en 1967 pour s’envoler en solo et fonder le Jeff Beck Group avec Rod Stewart au micro, Ron Wood à la basse, Nicky Hopkins au piano et Aynsley Dunbar à la batterie, vite remplacé par Micky Waller. Deux merveilles suivront : Truth en 1968 et surtout Beck-Ola l’année suivante.

Stevie Wonder and Jeff Beck Perform "Superstition" at Rock and Roll Hall of Fame 25th Anniversary

Rock & Roll Hall of Fame

À la fin des 60's, les grondements du Zeppelin comme les biceps de Cream ont placé le rock’n’roll dans une catégorie poids lourd qui plaît de plus en plus au public. Avec Beck-Ola, Jeff Beck et son Group ne lésinent guère sur les décibels et… inventent le hard rock ? L’ancien artificier des Yardbirds, démentiel touche-à-tout de la six-cordes, déploie ici un jeu puissant et très inspiré qui trouve dans les râles géniaux de Rod the Mod l’équipier de rêve. Et comme chez ces gens-là, on a des valeurs, on paye son tribut au King (Jailhouse Rock et All Shook Up en versions azimutées). Dans cette folie, Beck ose le blues funk groovy (Plynth (Water Down the Drain)) et laisse même le grand Nicky Hopkins se lancer dans une sublime ballade solitaire au piano (Girl From Mill Valley). Disque incontrôlable brandissant La Chambre d’écoute peint par Magritte en 1958 sur sa pochette, Beck-Ola montre surtout comment la scène du blues britannique a su joliment mûrir.

Jeff Beck demonstrating "A Day in the Life" by Beatles

chromedreamer

Un guitariste libre et convoité

Jeff Beck est alors un génie qui attise toutes les convoitises mais qui fait surtout peur. La légende veut que les Pink Floyd aient pensé à lui pour remplacer Syd Barrett, et les Rolling Stones pour en faire de même à la mort de Brian Jones… Durant les 70's, Beck insufflera davantage de groove à son jeu, jouant aussi bien avec les Funk Brothers (musiciens de studio du label Motown) que la rythmique de Vanilla Fudge (le bassiste Tim Bogert et le batteur Carmine Appice) ou le batteur Cozy Powell. Une orientation aux saveurs funky à déguster sur l’album Rough and Ready (1971) et Jeff Beck Group (1972). Le guitariste britannique reste au sommet des charts entre 1972 et 1974 grâce au power trio Beck, Bogert & Appice avec qui il enregistre un mythique album du même nom qui paraît au printemps 1973 et revendique une fois de plus une passion pour la soul à travers deux reprises : Superstition de Stevie Wonder et I’m So Proud de Curtis Mayfield.

La suite est à l’image du bonhomme : surprenante et renversante ! Jeff Beck s’engouffre encore un peu plus dans une certaine passion pour le groove et, l’ère du temps aidant, saute à pieds joints dans le train du jazz-fusion. Avec Blow by Blow en mars 1975, il signe un chef-d’œuvre du jazz-rock en compagnie de Max Middleton aux claviers, Phil Chen à la basse, Richard Bailey à la batterie et George Martin, orphelin des Beatles, à la production ! Mieux : Stevie Wonder est au Clavinet sur Thelonius et à l’écriture sur Cause We've Ended as Lovers ! Le jazz-rock toujours et encore, un an plus tard, avec Wired (concocté avec l’ancien batteur du Mahavishnu Orchestra, Narada Michael Walden, et le claviériste Jan Hammer) et Jeff Beck with the Jan Hammer Group Live en 1977. D'autres disques plus anecdotiques mais jamais dénués d'intérêt suivront (There & Back en 1980, Flash en 1985 et Jeff Beck's Guitar Shop en 1989) avant que Beck ne surprenne une fois de plus ses fans en 1993 en signant Crazy Legs, un album entièrement dédié à l’idole de sa jeunesse, Cliff Gallup, grand artificier rockabilly des Blue Caps, le groupe de Gene Vincent.

Jeff Beck and Johnny Depp - This is a Song for Miss Hedy Lamarr [Official Music Video]

Jeff Beck

Plus tard, Jeff Beck fera tout (et parfois n’importe quoi) mais conservera invariablement l’intégrité de sa liberté. Parallèlement à ses propres albums, il était régulièrement invité à la scène comme au disque par toutes les plus grandes stars : David Bowie se l’offrira en guest lors de certains concerts, Mick Jagger lui confiera les guitares de ses deux premiers albums solos (She’s the Boss en 1985 puis Primitive Cool en 1987), Stevie Wonder en fera de même sur Lookin' for Another Pure Love sur Talking Book (1972), comme Stanley Clarke, Buddy Guy, Rod Stewart, Seal, Duff McKagan, les Pretenders, Tina Turner, Kate Bush, Jon Bon Jovi, Roger Waters, Morrissey ou encore Dion. Sans oublier, quelques mois avant de nous quitter, un improbable disque en duo avec l’acteur Johnny Depp, 18, publié à l’été 2022.

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