Pour fêter les 50 ans du hip-hop, Qobuz réunit les albums qui ont marqué son histoire. Des premiers pas discographiques de Kurtis Blow au sommet commercial de Three 6 Mafia en passant par les ténèbres de Mobb Deep ou le gangsta rap de N.W.A., voici un panorama du genre en trois parties, qui s’intéresse cette fois aux fastueuses années 90.

Dr. Dre – The Chronic (1992)

Snoop Dog & Dr. Dre - 1993
Snoop Dog &Dr. Dre, Regal Theater, Chicago, Illinois, 1993 © Raymond Boyd

« This is dedicated to the n****s that was down from day on. » Une porte de prison se ferme. « Welcome to Death Row. » Voici l’une des introductions les plus fameuses du rap américain, et un album qui a changé le genre. Le premier disque solo de Dr. Dre, échappé de N.W.A., est le monument du gangsta rap et du G-funk par excellence. Avec ses basses et mélodies composées au Moog, ses samples piochés dans la musique californienne et son mix soyeux, The Chronic pose des ambitions commerciales sans précédent. Il est également l’avènement du replay, cette façon de prendre un sample, de le modifier, puis de le rejouer, apportant un son plus clair et permettant de contourner certaines législations. La bande-son du rap West Coast, dont le titre Nuthin’ But A ‘G’ Thang demeure un archétype, en featuring avec un jeune rappeur nommé Snoop Dogg, qui va casser la baraque l’année suivante avec son premier album Doggystyle.

Wu-Tang Clan – Enter the Wu-Tang (36 Chambers) (1993)

Wu Tang Clan - 1993
Wu-Tang Clan (Method Man, GZA, Ol' Dirty Bastard, RZA, Raekwon), Staten Island, New York City, 1993 © Al Pereira/Michael Ochs Archives/Getty Images

Alors que sur la côte ouest, Dr. Dre soignait le son et le rendait limpide, RZA, lui, faisait tout le contraire. La tête pensante du Wu-Tang Clan new-yorkais la jouait cradingue, sombre, tordu, sublimant la saleté pour bâtir le premier album du groupe, Enter the Wu-Tang (36 Chambers). Voici l’album qui fait entrer le hip-hop dans une nouvelle ère, celle des rythmes plus lents, plus lourds, définitivement axé sur la description sans fard de la rue et de sa virulence. La fureur de Ghostface Killah, la folie d’Ol’ Dirty Bastard, le rigueur de Method Man, la précision de GZA… Ses membres atteignent un pic de complémentarité, sorte de tremplin vers une discographie commune riche, mais aussi des albums solo remarquables.

Nas – Illmatic (1994)

Nas, Tupac Shakur &Redman
Nas, 2Pac & Redman, New York City © Al Pereira/Michael Ochs Archives/Getty Images

Illmatic est gris, comme les murs de la Grosse Pomme. Premier album de Nas, alors âgé de 20 ans, sculpté par une équipe de producteurs tels que DJ Premier, Large Professor, Q-Tip et Pete Rock, ce disque est une sorte d’archétype du rap East Coast. Entre ces architectes, une compétition va se mettre en place, poussant chacun à faire mieux que le voisin, à rendre le protagoniste plus brillant encore. Represent, N.Y. State of Mind, The World Is Yours, One Love, It Ain’t Hard to Tell… Tous les morceaux sont des classiques, résumés en une phrase restée dans toutes les mémoires : « I never sleep ‘cause sleep is the cousin of death. »

Mobb Deep – The Infamous (1995)

Havoc pourrait bien être le plus grand rappeur/producteur de l’histoire du rap new-yorkais. Prodigy, lui, figure parmi les meilleurs lyricistes du genre. A eux deux, ils forment Mobb Deep, un groupe hardcore et droit dont le deuxième album, The Infamous, enfonce le hip-hop plus loin encore dans la noirceur. Rares sont les disques qui ont eu autant d’influence en termes de production, balayant les conventions des dix années précédentes, à la fois sec, froid, et surtout très technique. Shook Ones, Part. II est souvent considéré comme l’un des plus grands morceaux de rap, suivi de près par le pénétrant Survival of the Fittest, deux chansons qui racontent une vie de violence et de revanche.

Lil’ Kim – Hard Core (1996)

Portrait Of 112, The Notorious BIG, & Lil' Kim
Notorious BIG, Lil Kim & le 112 (Marvin Scandrick, Quinnes Parker, Daron Jones & Michael Keith) © Nitro/Getty Images

Lil’ Kim a trop souvent été prise à la légère. Peut-être parce que son rap lumineux, paré de paillettes, de rythmes old school et mélodiques, prenait le contrepied de la dépression ambiante. Et parce qu’elle était une femme parlant de sexe, irrévérencieuse. Son premier album paru en 1996 et baptisé Hard Core a fait date, contant les amours humides, explicites, et faisant d’elle l’une des vocalistes les plus importantes de son époque. La plus injustement critiquée également. Car Hard Core brille par ses beats funk comme ceux de Crush On You, Dreams ou Drugs. Mais ce serait oublier la fureur déployée sur Fuck You ou Queen Bitch, qui ont influencé toute une génération de rappeuses, Nicki Minaj, Cardi B ou Megan Thee Stallion en tête. La base.

Outkast – ATLiens (1996)

Outkast
André 3000 (André Benjamin) & Big Boi (Antwan Patton), Chicago, 1998 © Raymond Boyd/Getty Images

« The South has something to say. » Cette phrase prononcée par André 3000, qui forme OutKast avec Big Boi, lors des Source Awards de 1995, est un moment charnière de l’histoire du rap parce qu’elle est l’acte de naissance de la scène d’Atlanta, et donc sudiste, au milieu de la bataille rangée entre West Coast et East Coast. OutKast publie alors un deuxième album savant et effréné, ATLiens, hanté de bruits semblant émerger du cosmos. Les deux musiciens présentent des beats frontaux qui tapent fort, mais savent jouer avec la sensualité comme sur le titre Elevator (Me & You) ou la nostalgie sur 13th Floor/Growing Old. La cartographie du rap américain a changé pour de bon.

Missy Elliott – Supa Dupa Fly (1997)

Missy ELLIOTT - 1998
Missy Elliott, Hit Factory, New York City, 1998 © David Corio/Redferns)

La discographie de Missy Elliott est un sans-faute. En six albums, dont quatre composés presque exclusivement par son éternel compère Timbaland, la rappeuse venue de Virginie s’est construite une stature solide. Son premier album, Supa Dupa Fly, lève le voile sur une personnalité unique qui multiplie les featurings, réunissant Busta Rhymes, Aaliyah, Magoo, Ginuwine, Lil’ Kim ou encore Da Brat. Mais c’est bien Missy Elliott qui rayonne ici, nonchalante et affûtée, protégée et bercée par des productions alors jamais entendues. On y décèle déjà le délire synthétique et électronique qui va caractériser ses prochains albums, mélangé à des samples de soul maltraités et inventifs. Le début d’une carrière majeure.

Three 6 Mafia – Chapter 2 : World Domination (1997)

Three 6 Mafia
Three 6 Mafia, Bahamas, 2005. © Johnny Nunez/WireImage

Voici les fers de lance du rap de Memphis. Et quand on connaît l’importance de la ville dans l’histoire du rap, notamment underground, difficile de ne pas considérer Three 6 Mafia comme l’une des formations les plus charnières. Leur troisième album, Chapter 2 : World Domination, est celui qui propulse DJ Paul, Juicy J, Lord Infamous, Gangsta Boo, Crunchy Black et Koopsta Knicca dans une dimension plus populaire, moins radicale dans ses choix sonores, certes, mais qui ouvre réellement les yeux des Etats-Unis sur ce que ce rap local sait faire de mieux. Adaptation sudiste du gangsta rap, cet album fleuve, virulent, dépouillé au possible, est la parfaite porte d’entrée vers cette formation incontournable mais trop souvent contournée.

Lauryn Hill – The Miseducation of Lauryn Hill (1998)

Lauryn Hill
Lauryn Hill, New York City, 1998 © Anthony Barboza/Getty Images

L’unique album de Lauryn Hill, chanteuse/rappeuse échappée de l’énorme succès des Fugees, sonne comme l’avènement du hip-hop acoustique. Bien sûr, il y a également eu The Roots et une bonne partie des artistes du collectif Soulquarians. Mais The Miseducation, par la spiritualité et l’exacerbation des thèmes sentimentaux qui en découle, est définitivement à part. Lauryn Hill s’est entourée des musiciens new-yorkais du New Ark, à peine crédités, qui offrent à ce disque une intensité où se croisent les influences jamaïcaines, soul et R&B dans une grande cohérence. Il est une célébration, celle d’une chanteuse à son apogée, mais aussi de l’émancipation personnelle, de la maternité, de la croyance et du rap maîtrisé.

DMX – Flesh of My Flesh, Blood of My Blood (1998)

C’est peut-être le rappeur qui illustre le mieux le changement de canons sonores amorcé lors du passage au nouveau millénaire. Les quatre premiers albums de DMX ont tous été classés premier des charts américains, pas gênés par ce côté synthétique et rageur qui les caractérise. Mais Flesh of My Flesh, Blood of My Blood est certainement le plus parlant, le plus électrique et radical avec des titres tels que Keep Your Shit the Hardest, Blackout ou Bring Your Whole Crew, sur lesquels la production de Swizz Beatz irradie tout sur son passage. Mais il contient aussi des instants plus lumineux comme Slippin’ et le profond Ready to Meet Him, morceau de clôture face à la mort, qui a frappé le rappeur en 2021 à l’âge de 50 ans.

Eminem – The Marshall Mathers LP (2000)

EMINEM - 2000
EMINEM, 2000 © Sal Idriss/Redferns

Véritable raz-de-marée, phénomène culturel majeur, l’explosion d’Eminem vient non seulement placer Detroit sur la carte du rap, mais ouvre également ce genre à un public nouveau. Sur The Marshall Mathers LP, troisième album de celui qui deviendra le plus gros vendeur de disques de la décennie 1999-2009, le rappeur délaisse un peu son costume de joyeux drille salace pour aborder des thématiques plus sombres et personnelles, s’épanouissant dans le malaise qu’il provoque. Les productions sont signées par son mentor Dr. Dre, aidé par Mel-Man, et toujours ses acolytes des débuts, les Bass Brothers. Stan, The Real Slim Shady, Kill You ou Kim, autant de classiques qui ont choqué leur époque.

Jay Z – The Blueprint (2001)

Jay-Z
Jay-Z © Mikael 'Mika' Väisänen

En 2001, Jay Z n’avait déjà plus grand-chose à prouver. Mais son sixième album est celui qui l’envoie dans une autre sphère, celle de l’élégance mariée à une technique irréprochable. Le rappeur de Brooklyn se place volontairement au-dessus de la mêlée, dominateur, faisant prendre de la hauteur à tout le genre. Illustration de ce changement, The Blueprint est majoritairement produit par un Kanye West en pleine éclosion, mais également par le fidèle Just Blaze, équipe complétée par Eminem, Poke And Tone, Bink et Timbaland. Une meute de choc. Cet album est l’une des entrées majeures du rap dans la pop, pas forcément par son contenu sonore, mais dans la prestance qu’il donne à la scène et à ses acteurs. Indispensable.