Depuis plus d’un siècle, le blues continue à irriguer toute la musique pop, et à produire de grands disques. Il est temps de réviser les classiques, en dix portraits de bluesmen historiques, dont une blueswoman.

Parlons d’un temps que les moins de 100 ans n’ont pas connu : l’Amérique des années 30, l’essor de l’industrie du disque (le 78 tours) et de ces styles tout neufs joués par des musiciens principalement noirs : le jazz et le blues. De ce dernier, Robert Johnson est la référence et la star. Le premier disque de blues officiel date de 1920. C’est Mamie Smith et son Crazy Blues, que tout le monde, à part les spécialistes, a oublié. Robert Johnson, lui, commence à enregistrer ses blues anxieux et mélodiques en 1936 (et arrête en 1937, après seulement deux sessions), bien après Charley Patton, Son House, Mississippi John Hurt, Blind Lemon Jefferson et des dizaines d’autres. C’est pourtant lui que l’histoire retient comme la figure fondatrice de ce qu’on appelle le country-blues – le blues rural du Sud, joué en solo chant et guitare, en opposition au blues urbain plus orchestré. Dès 1937, le magazine anglais Melody Maker parle de lui. En 1961, ses chansons sont compilées sur un 33 tours, King of the Delta Blues Singers, qui va influencer les futures premières stars de l’ère rock, des Stones à Dylan en passant par Led Zeppelin. En 1991, la première anthologie de ses chansons au format CD se vend à un million d’exemplaires. Robert Johnson inspire la littérature, la BD, le cinéma et bien sûr la musique. Un mythe culturel moderne, dont les chansons fébriles résistent à l’embaumement.

Le blues est une musique d’histoires (pas drôles), de légendes, de mysticisme, de revenants. Et vu comme ça, Skip James est le maître absolu du blues. En 1931, il enregistre des chansons d’une délicatesse et d’une tristesse inégalables – Devil Got My Woman reste un sommet de chanson des abysses. Il paraît qu’à l’époque, sa musique était tellement triste que des gens le payaient pour qu’il arrête de jouer. Sa voix en falsetto haut perchée, ses notes de guitare erratiques, ses chansons lentes qui semblent flotter entre deux mondes : Skip James est un ange déchu qui chante le blues, tellement loin des clichés masculins du genre. Oublié pendant plus de trente ans, il est redécouvert par des diggers en 1964, se produit dans des festivals et réenregistre quelques disques, tout aussi mystérieux que ses premiers. Sa mort en 1969 n’y a rien changé : Skip James a continué d'envoûter des générations d’auditeurs et de musiciens, de Jeffrey Lee Pierce à Théo Charaf ou Jack White.

McKinley Morganfield alias Muddy Waters, soit « Eaux boueuses ». Pour un drôle de nom d’artiste, c’en est un. Pas franchement adéquat pour un bluesman dont la carrière fut une épopée et le style une révolution. L’enlisement, la stagnation ou les clichés bayou/champ de coton : rien de tout ça chez Muddy Waters. Découvert au début des années 40 dans le Mississippi par Alan Lomax, il devient une dizaine d’années plus tard le roi du blues électrique à Chicago. Non, plutôt son empereur, un cran au-dessus des autres rois. Voix imposante de force et d’autorité, jeu de guitare sexy, accompagnateurs d’exception, comme des mousquetaires qui ont trouvé leur D’Artagnan, et d’innombrables chansons devenues des classiques du blues moderne. L’une d’elles a donné son nom à un petit groupe anglais emmené par Mick Jagger et Keith Richards. Le temps passant, Muddy Waters est devenu une sorte de grand manitou du blues, auprès de qui des générations de musiciens ont cherché l’adoubement. Empereur du blues et parrain du rock, Muddy Waters reste dans le genre le musicien le plus important de la seconde moitié du XXe siècle.

Rectificatif : le musicien de blues le plus important de la seconde moitié du XXe siècle n’est pas Muddy Waters, mais John Lee Hooker. Encore que… Mais pourquoi choisir ? Ils arrivent ex aequo, ces deux hommes qui ont commencé leur carrière discographique la même année, en 1948. Mais alors que Muddy Waters a rapidement développé un jeu en groupe, John Lee Hooker est devenu emblématique de l’artiste insulaire, idiosyncrasique, styliste inimitable, libre, souvent bien accompagné mais encore mieux seul. Sur sa guitare électrique (et plus rarement en acoustique, pour faire plaisir aux amateurs de folk) et en tapant du pied, il invente une forme de proto-funk en solo : un rythme de danse immuable, sur lequel poussent des licks et solos de guitare en liberté. Tout ça avec plus ou moins un seul modèle de chanson, Boogie Chillen, un boogie de charmeur de serpent sur un accord répété en boucle. Sa gloire fut immense dans les années 50, puis à nouveau dans les années 80 grâce au film The Blues Brothers, puis enfin dans les années 90 pour une paire d’albums terminaux, dont l’excellent The Healer.

Soyons sérieux : le roi du blues dans la seconde moitié du XXe siècle n’est pas Muddy Waters, ni John Lee Hooker, mais B. B. King. D’abord, parce que King est son vrai nom. Et puis parce qu’il a empiété sur le XXIe, puisqu’il est mort en 2015 au terme d’une bonne soixantaine d’années de carrière, d’autant d’albums et d'environ 15 000 concerts. En vérité, B. B. King ne joue pas pour le même podium que Muddy Waters ou John Lee Hooker. Pur produit du Mississippi, passé par Memphis et entre les mains d’or du producteur Sam Phillips (avant qu’il ne fonde Sun Records), B. B. King a pris l’ascenseur social du blues. Il s’est illustré dans un style électrique XXL (ou king size), entre jazz et rhythm’n’blues, sophistiqué, moderne, orchestré et lyrique, très éloigné du blues rural. BB King est l’éclairé roi Arthur du blues, dont l’Excalibur s’appelle Lucille, une guitare demi-caisse de marque Gibson dont il fait parler les cordes avec une éloquence inégalée et une dextérité de jazzman. Sur un très bon album de 1968, c’est le corps aux formes arrondies de Lucille qui illustre la pochette, et c’est très érotique. Le jeu de guitare de B. B. King a fait école, jusqu’à devenir scolaire et prévisible chez les autres. Toujours préférer la version originale.

Et si le roi du blues électrique, c’était lui ? Un roi de légende, mi-homme mi-bête, comme dans un conte ancien. Un faune à la carrure imposante (la guitare semble minuscule entre ses paluches) et à la voix phénoménale. Howlin’ Wolf chante comme s’ils étaient plusieurs dans ce vaste corps, avec au moins un ours ou un loup à l’intérieur. Voix de caverne, qui gronde dans les basses et part parfois dans un falsetto aigu inspiré par les chanteurs de country qu’il appréciait. Produit par Sam Phillips à Memphis au début de sa carrière, il prend toute son ampleur à Chicago sur Chess Records. Ses blues sont des fêtes païennes et ne ressemblent à aucun de ceux de ses contemporains. Les arrangements et les structures des morceaux sont hors normes, le son distordu. Sa musique est sur la forme parfois expérimentale, mais toujours dansante et jouissive. Si le blues est le père du rock’n’roll, comme l’affirme à raison Muddy Waters, la filiation d’Howlin’ Wolf se trouve dans le punk-blues le plus sauvage et licencieux, du MC5 à Nick Cave en passant par Jon Spencer. Plutôt que le roi du blues, Howlin’ Wolf fut son beau diable.

Comme le fromage ou le vin en France, le blues est aux Etats-Unis une affaire de terroir et d’AOC. Le blues du Mississippi ne sonne pas comme celui du Texas, qui est différent de celui de Chicago ou de Los Angeles. Et Lightnin’ Hopkins, c’est le Texas. Le blues avec un chapeau, tout aussi chaud que celui du Mississippi, mais plus sec. Dès 1946, Lightnin’ Hopkins enregistre des blues épurés chantés d’une voix nasillarde, accompagné d’une guitare (et plus rarement d’un piano) dont il égrène les notes comme pour ne garder que les meilleures, les basses grondantes et les aiguës, comme des gouttes de sueur qui coulent sur le front. Sa musique ressemble à du boogie saturé et ralenti, terrassé par la chaleur, qui lézarde dans l’ombre. Plus que de la musique, un style de vie. Pour ses petits solos de guitare qui explosent dans les aigus et excitent les nerfs de l’auditeur, Lightnin’ Hopkins est le maître acupuncteur du blues. Qu'il joue acoustique ou électrique, seul ou en petit groupe, c’est toujours avec sa technique et son style, qui ne vont jamais vraiment évoluer mais beaucoup irriguer le blues-rock texan à venir.

Pour comprendre la musique de cet autre roi du blues, Albert de son prénom, il suffit de regarder sa guitare. Une Gibson Flying V, un modèle produit à la fin des années 50, au design typique de l’époque avec sa silhouette aux angles aigus et tendue comme une flèche. C’est l’équivalent en guitare de la Cadillac Eldorado : un truc fabuleux de frimeur et de flambeur, avec des billets plein les poches, des copines sur la banquette arrière et le regard fixé sur l’horizon radieux. Rien de passéiste dans la musique d’Albert King. Son jeu deep et sexy, qui a influencé Hendrix et Stevie Ray Vaughan (ils finiront par enregistrer un album ensemble), est en plein dans la modernité des années 50/60. Vrai sudiste (sa voix sonne comme une côte de porc jetée sur la grille d’un BBQ) mais aussi porté sur le jump blues orchestré, Albert King trouve à Memphis, au milieu des années 60, le label qui lui ressemble et dont il avait besoin pour décoller : Stax. Il va y enregistrer une poignée d’albums gorgés de soul sudiste, de cuivres surchauffés et de guitares funky. En cette fin des années 60, programmé dans les festivals rock et adoré des musiciens blancs, Albert King est le plus hype des bluesmen.

C’est triste, mais c’est ainsi : le blues est traditionnellement une musique d’hommes. Des tas de chanteuses et de guitaristes ont excellé dans le genre (et ça continue aujourd’hui), mais aucune n’a eu la carrière d’un Muddy Waters ou d’un B. B. King. C’est souvent dans les marges stylistiques qu’on trouve les plus grandes personnalités féminines du blues : Billie Holiday au rayon jazz ou Mavis Staple pour la soul et le gospel. S’il ne fallait garder qu’une chanteuse de blues vraiment blues, ce serait Big Mama Thornton. Vocalement, une ogresse façon louve hurlante. Historiquement, elle est celle qui a chanté Hound Dog quatre ans avant Elvis et montré la voie (ou la voix) à Janis Joplin. Chanteuse, mais aussi batteuse et harmoniciste, Big Mama Thornton a culminé au milieu des années 60 avec une paire d’albums pour le label Arhoolie, l’un où elle est accompagnée par le groupe de Muddy Waters, et l’autre enregistré en studio à Londres pendant la tournée de l’American Folk Blues Festival. Pendant les trois morceaux qu’elle chante et improvise, accompagnée par le guitariste mystique Fred McDowell, Big Mama Thornton prouve que le meilleur bluesman de l’époque, c’est elle.

Jimi Hendrix, ou le dernier grand styliste du blues. Et pas seulement pour Red House ou les morceaux collectés sur la compilation Blues. Le blues est à la source de la musique d’Hendrix, cette grande crue de guitare électrique qui emmène tout sur son passage. Sans se forcer, on peut entendre chez lui l’influence de Muddy Waters (dans Voodoo Chile par exemple) et plus généralement du blues électrique des années 50, quand celui-ci était une musique neuve, à inventer. Jouer n’est pas rejouer. Comme les plus grands musiciens de blues qui l’ont précédé, Jimi Hendrix n’est pas un imitateur ou un nostalgique, c’est un innovateur de son temps. Il est dans l’ère du psychédélisme et de la guerre du Vietnam, et d’un monde où les barrières (entre les couleurs de peau, entre les genres musicaux) tombent. Il pousse les effets sonores, il a peut-être pris trop de drogues, comme d’autres avant lui avaient forcé sur le moonshine. Il ne coche pas toutes les cases du folklorisme blues qui plaît aux gardiens du musée, mais sa musique a pourtant les mêmes qualités que celle de Robert Johnson trente ans plus tôt : elle est dangereuse, différente, surnaturelle, à la fois ancienne et neuve, l’auditeur captivé a du mal à comprendre comment un seul musicien peut faire ça. C’est le grand mystère irrésolu du blues.