Il est difficile d’imaginer la stupeur ressentie par les mélomanes anglais en découvrant Alfred Deller au sortir de la guerre. A cette époque, la voix de contre-ténor avait disparu depuis plus de deux siècles, engloutissant dans le même oubli tout un répertoire. Surgie soudainement du passé, cette voix magique semblait presque surnaturelle. Retour sur la fascinante trajectoire du chanteur britannique décédé en 1979.

Né en 1912, Alfred Deller chantait, comme beaucoup de petits Anglais, dans un chœur de paroisse jusqu’à la mue, où il découvre son aptitude à chanter naturellement une partie d’alto. Il cherche alors en vain un professeur pour une tessiture masculine qui n’existe plus. Le jeune homme se met à travailler seul en lisant des textes anciens et de vieux traités de chant, trouvant de manière intuitive et totalement empirique le moyen de pouvoir chanter malgré ce que l’on pouvait considérer alors comme un handicap. Il travaille en développant la résonance dans les sinus à l’avant du crâne dans le médium-grave sous le do.

Remarqué par le compositeur Michael Tippett, qui l’entend en 1943 chanter Music for a While de Purcell, il est invité à chanter Gibbons et Purcell, émouvant l’assemblée comme les critiques. Un public plus large le découvre, le 29 septembre 1946, lors d’un concert diffusé en direct par la BBC. L’impression d’avoir en quelque sorte « retrouvé » Purcell est unanime. Ce faisant, Deller retrouve aussi tout un répertoire élisabéthain original avec des musiques de Byrd, Gibbons, Dowland, Morley ou Tallis.

C’est sur cette lancée qu’il fonde, en 1948, le Deller Consort, qui va se consacrer à tout un pan oublié de la musique anglaise, multipliant disques et concerts sur l'île puis dans le monde entier. Mais il faudra attendre encore longtemps pour que la voix si singulière d’Alfred Deller devienne réellement populaire, avant d’être imitée, mais jamais égalée, par une multitude de chanteurs, dont René Jacobs, James Bowman, Henri Ledroit ou Gérard Lesne, qui sont tous un peu ses fils spirituels.

Le Deller Consort

Quarante ans après sa disparition et malgré l’omniprésence actuelle des contre-ténors qui ont envahi également tout le répertoire des castrats et des altos féminins, la voix d’Alfred Deller n’a rien perdu de son pouvoir de séduction et d’envoûtement. Sa manière si douce de chanter, son absence de vibrato, sa luminosité venue d’ailleurs font de ses interprétations des moments de grâce, même si le style a quelque peu vieilli et si l’accent anglais est trop évident dans le répertoire allemand ou italien.

Assister à un concert du Deller Consort, dès les années 1950 jusqu’à la disparition du contre-ténor, tenait d’un cérémonial quasi immuable : les chanteurs étaient réunis autour d’une table, la partition posée devant eux, comme dans l’intimité d’une chapelle élisabéthaine. Le répertoire du Deller Consort était riche et varié, allant du chant grégorien, dont Deller était un spécialiste, aux arrangements d’airs populaires anglais en passant par la Messe de Machaut, des chansons de Janequin ou des madrigaux de Monteverdi. L’art d’Alfred Deller était avant tout instinctif. Il détestait répéter, était un bon vivant et prenait beaucoup de liberté rythmique avec les partitions qu’il chantait, au grand dam de partenaires aussi rigoureux que Nikolaus Harnoncourt, mais tous s’inclinaient devant un interprète aussi inspiré.

Les premiers enregistrements

L’essor de la carrière d’Alfred Deller a coïncidé avec le renouveau baroque et les interprétations « historiquement informées », selon le terme un peu pédant qui prévaut aujourd’hui, remplaçant le qualificatif, d’abord méprisant, de « baroqueux », qui aurait pourtant sa place dans le vocabulaire, au même titre qu’« impressionnisme » ou « fauvisme » pour les beaux-arts.

Le point de départ est cet enregistrement émouvant réalisé en 1953 par le label américain Vanguard dans une Vienne encore occupée par les Alliés. Dans l’église des Franciscains sont réunis des jeunes musiciens tentant de retrouver les modes de jeu et le style du XVIIIe siècle, sentant qu’il était temps de mettre fin à des interprétations pesantes et souvent hors de propos dans ce répertoire. A l’orgue, Gustav Leonhardt, Eduard Melkus et son épouse Marie aux violons, Michel Piquet au hautbois baroque, Nikolaus Harnoncourt, violoncelliste de l’Orchestre symphonique de Vienne, et son épouse Alice Hoffelner. Ils accompagnent tous Alfred Deller dans les Cantates 70 et 54 de Bach et l’« Agnus Dei » de la Messe en si mineur habituellement chanté par une voix d’alto féminine. Cet enregistrement, disponible sur votre Qobuz, rassemble tous les ingrédients d’un mouvement qui s’est amplifié pour devenir le pain quotidien des mélomanes contemporains.

Bien que frappé d’obsolescence aujourd’hui, son intérêt dépasse le simple document historique. A cette époque, la voix androgyne d’Alfred Deller est d’une grande douceur avec un je-ne-sais-quoi de préciosité qui fait tout son charme et cette inimitable touche d’accent anglais qui subsistera à travers toutes les langues interprétées au cours de sa carrière. Bien sûr, tout n’est pas parfait dans ce premier enregistrement : les récitatifs, par exemple, souffrent d’un manque de rigueur stylistique et d’une intonation approximative qui font sourire de nos jours. Cependant, ces pionniers et défricheurs ont ouvert la voie d’une interprétation débarrassée du prisme romantique à travers duquel on envisageait alors la musique baroque.

Les années Vanguard

Continuant sur cette lancée, le label américain et les mêmes musiciens enregistrent un choix d’œuvres de Purcell (avec les jeunes Neville Marriner, Walter Bergmann et George Malcolm) ; des heures d’anthologie de musique élisabéthaine (Folks Songs and Ballads) et de compositeur italiens et français oubliés (French and Italian Discoveries 1200-1700). Alfred Deller grave également des chants de Noël et des motets, ainsi que de très nombreux extraits d’œuvres de Handel dans le répertoire sacré et profane. Le cinquième volume de l'intégrale de Vanguard est consacré à des madrigaux, anglais, français et italiens des XVIe et XVIIe siècles. Le programme est ambitieux et superbement enregistré, à l’époque du plein épanouissement de la voix du contre-ténor anglais. Une somme unique permettant de découvrir un répertoire oublié, magnifié par la voix angélique et souple de Deller, au gré de plus de 40 heures de musique.

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