Cinquante ans après sa sortie, le 24 mars 1971, et trente après la mort de son auteur, retour sur la conception et la carrière atypique d’un des plus grands albums de Serge Gainsbourg, “Histoire de Melody Nelson”, récit conceptuel mis en musique avec son complice Jean-Claude Vannier.

Histoire de Melody Nelson, c’est avant tout l’apothéose d’un tandem hors norme, celui que formaient Serge Gainsbourg et Jean-Claude Vannier. Depuis une dizaine d’années, on connaît le véritable rôle des arrangeurs dans l’œuvre de l’auteur de La Javanaise et de Je t’aime, moi non plus : dans de nombreux cas, ces hommes de l’ombre étaient purement et simplement co-compositeurs, voire compositeurs à part entière. Parmi les arrangeurs les plus assidus, citons Alain Goraguer (de 1958 à 1964), Michel Colombier (de 1964 à 1969), Jean-Pierre Sabar (de 1975 à 1981) et, donc, Jean-Claude Vannier (de 1969 à 1973). Dans les années 60, ce dernier est assistant aux studios Pathé Marconi, puis il se fait un nom en arrangeant Que je t’aime de Johnny Hallyday et Tous les bateaux, tous les oiseaux de Michel Polnareff. Son style est reconnaissable entre mille puisqu’il jongle sans cesse entre le dépouillement orchestral et une forme de folie douce qui s’exprime par le recours à des dissonances et des timbres atypiques. Vannier et Gainsbourg se rencontrent à Londres en décembre 1968, à l’initiative d’un directeur artistique de la Warner, Jean-Claude Desmarty. Vannier a alors 25 ans, Gainsbourg 41. Très rapidement, ce dernier « teste » le jeune prodige sur la musique du film Paris n’existe pas de Robert Benayoun, et à la suite de cet essai réussi, ils travailleront sur des chansons pour France Gall et Jane Birkin (notamment à l’occasion de l’album Di Doo Dah en 1973) et sur des bandes originales comme celle de Slogan, le film de Pierre Grimblat sur le tournage duquel Gainsbourg rencontre Birkin (1969).

Parmi ces musiques de film ou de publicité composées à deux, il faut signaler celle, magnifique, de La Horse, un film de Pierre Granier-Deferre avec Jean Gabin (1970). De par son intensité dramatique et certaines couleurs orchestrales (notamment des cordes aux accents parfois arabisants), d’aucuns considèrent cette BO sombre et endiablée comme l’embryon de Melody Nelson. Dans le même esprit avant-coureur, les aficionados de Gainsbourg se souviennent peut-être d’une publicité de 1970 pour le Martini, dans laquelle on entend des bribes de ce qui deviendra le motif de la Valse de Melody.

Au bout d’un an de collaboration à l’occasion de films ou de pubs, le duo est parfaitement au point et brille par son génie créatif. C’est alors que Gainsbourg propose à Vannier de réaliser un objet « à eux ». Il n’a ni paroles ni musiques à lui soumettre, mais seulement un titre : Histoire de Melody Nelson. L’idée est de concocter un album-concept, où tous les morceaux seraient reliés par un même sujet, au sein d’une structure romanesque. Ils composent les musiques ensemble (celle de la Ballade de Melody Nelson est signée Vannier par exemple), puis, sans même avoir commencé l’écriture des paroles, ils enregistrent la base rythmique à Londres, au studio Marble Arch en avril 1970. Les musiciens n’étant pas crédités sur le disque, les spéculations vont bon train sur qui joue quoi, et le mystère n’est toujours pas résolu à ce jour. Selon Jean-Claude Vannier – qui est tout de même le principal témoin des opérations –, Herbie Flowers est à la basse et Vic Flick à la guitare. Mais d’autres sources citent Dave Richmond et Alan Parker dans ces rôles respectifs. Quant au batteur, il s’agirait de Dougie Wright. D’après Vannier, malgré (ou peut-être grâce à ?) l’aspect quelque peu improvisé de l’entreprise, l’ambiance est « joyeuse et souriante ». Quant aux cordes, chœurs, harmonium et orgue, ils sont enregistrés le mois suivant à Paris, au studio des Dames, avec, entre autres, les musiciens de l’Opéra Garnier. Entre Londres et Paris, la pop et le classique, cet album s’annonce d’ores et déjà unique en son genre. Et pourtant, nous ne sommes qu’à la moitié du chemin. Une fois la musique entièrement mise en boîte, Gainsbourg se met à écrire les textes, sans perdre le contact avec Vannier, qui est même sollicité pour certains détails. Et en janvier/février 1971, le processus d’enregistrement et d’écriture s’achève définitivement avec les voix de Gainsbourg et Birkin.

La première chose qui frappe à l’écoute de l’album, c’est précisément cette interprétation parlée/chantée à la fraîcheur intacte. Ce n’est ni du talking blues à la Bob Dylan, ni du rap, ni du déclamatoire façon Léo Ferré. C’est un style propre à Gainsbourg, lequel susurre ses vers à l’auditeur, tous micros ouverts au maximum lors de l’enregistrement (réalisé par Jean-Claude Charvier) et sans effet sur la voix au mixage. L’interprète apporte une intimité sensuelle indéniable à cet album qui s’ouvre sur un accident impliquant une cycliste androgyne de 14 ans et demi (la fameuse Melody Nelson) percutée par la Rolls Royce Silver Ghost du narrateur. S’ensuit une série de situations qui, bien qu’elles frappent par leur intensité dramatique, sont remplies de trouées et de non-dits. La poésie de Gainsbourg suggère plus qu’elle ne montre. Et peut-être est-ce justement ce mystère et cette absence de logique qui fait la force de cette histoire en partie inspirée par l’univers de Nabokov et de sa Lolita. Comme Humbert Humbert, le narrateur est subjugué par cette fille aux cheveux rouges qui lui ouvre de nouvelles perspectives et fait tomber les murs de sa prison mentale (Valse de Melody). C’est d’abord l’amusement et l’innocence qui caractérisent leur relation, comme on peut l’entendre dans Ah ! Melody, avec sa trompette badine. Mais très vite, Melody perd sa candeur dans la chambre d’hôtel où l’emmène le narrateur (L’Hôtel particulier et En Melody). L’histoire se termine par les prières de ce dernier pour qu’on lui rende cette Melody qui vient de périr dans le crash d’un cargo (Cargo culte). Certes, l’ombre de Lolita est présente tout le long de l’album, mais ce sont surtout les tourments les plus intimes de Gainsbourg qui sont ici à l’œuvre, ainsi que son regard acide sur l’amour.

Jean-Claude Vannier (©Jean-Baptiste Millot)

Le disque sort le 24 mars 1971 chez Philips, sous la référence 6397.020. Sur la pochette réalisée par Tony Frank, on voit Jane avec une perruque rousse, sur un fond bleu clair. Avec l’aide d’un ours en peluche, elle dissimule adroitement son ventre face à l’objectif : au moment du cliché, elle est enceinte de Charlotte, qui naîtra quatre mois après la sortie de cet album – que certains considèrent d’ailleurs comme un hommage de Gainsbourg à sa muse anglaise. Malgré de bonnes critiques (on parle de « poème symphonique pop »), les ventes du LP sont catastrophiques. En décembre 1971, Melody Nelson fait l’objet d’une adaptation télévisuelle réalisée par le génial Jean-Christophe Averty. Sous forme de clips psychédéliques typiques du roi de l’incrustation vidéo, Jane et Serge enchaînent les chansons en play-back pour la joie du large public du petit écran… Une petite consolation pour Gainsbourg, lui qui rêvait d’un destin populaire pour son dernier bébé – et qui allait jusqu’à fantasmer une reprise de la Ballade de Melody Nelson par Richard Anthony !

Après cette sortie en demi-teinte, Gainsbourg range l’album au placard, mais il recyclera cependant l’idée d’un album-concept à l’occasion de L’Homme à la tête de chou en 1976. Histoire de Melody Nelson reprend un second souffle au moment du succès de Gainsbourg-chanteur à la fin des années 70. Mais c’est surtout après sa mort en 1991 que l’aspect culte de cet album commence à prendre une ampleur inouïe, un grand nombre de musiciens français et étrangers (de Air à Placebo, en passant par Pulp et Portishead) le citant comme une influence majeure. Cette réhabilitation est telle qu’au milieu des années 2000, Jean-Claude Vannier est sollicité pour jouer Melody Nelson sur scène, au Barbican Centre de Londres puis à Paris et à Los Angeles. Et c’est un franc succès – alors qu’au moment de sa conception, rien ne prédestinait cet album à une telle postérité. Peu après la sortie du disque, le 22 avril 1971, le père de Gainsbourg mourait d’une hémorragie stomacale à 75 ans. Sa veuve Olga fermait alors définitivement le clapet du piano familial en signe de deuil, au moment même où son fils ouvrait, quant à lui, et sans véritablement s’en rendre compte, une nouvelle ère dans l’histoire de la pop.

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