Qobuz continue d'explorer les facettes d'Henri Sauguet en vous proposant un document passionant : un article de France-Yvonne Bril, Henri Sauguet et la musique lyrique (La Revue musicale, 1983). La spécialiste de Sauguet retrace l’itinéraire du compositeur, son rapport à la musique lyrique, qui constitue l’essentiel de son œuvre. De la jeunesse à la maturité, une même fidélité à sa nature.

« J’aime, j’adore le théâtre »

Henri Sauguet avait à peine dépassé sa dixième année lorsque, grâce à un phonographe à changement automatique -appareil moderne s’il en fut, à l’époque-, il entendit Carmen et l’Arlésienne. Eclatant en coup de foudre, ce fut pour lui la révélation d’un univers poétique dans lequel il reconnut son propre pays spirituel ; l’amour du théâtre dévoilé si brusquement n’allait plus le quitter : spectateur assidu dans la salle, acteur occasionnel sur la scène – son interprétation du rôle de Mme Pernelle lorsque, en 1939, Marcel Herrand monta Tartuffe au théâtre des Mathurins, fut mémorable -, il devait fatalement, comme compositeur, accorder une place privilégiée à l’expression dramatique : d’innombrables musiques des scène, de cinéma, de télévision, de radio, des cantates, oratorios et ballets constituent une part considérable de sa production en ce domaine, superbement jalonnée par huit opéras : 1924, Le plumet du colonel ; 1932, La Contrebasse ; 1937, La Chartreuse de Parme ; 1942, La gageure imprévue ; 1954, Les caprices de Marianne ; 1973, Le pain des autres ; 1978, Boule de Suif ; 1981, Tistou les pouces vers.

Chacune de ces œuvres apporta une contribution non négligeable à la vitalité du genre lyrique moderne. Si l’histoire de la musique nous enseigne que le théâtre musical a toujours offert aux compositeurs un support idéal pour l’expression de leurs idées (Beethoven, Wagner), de leurs rêves (Berlioz, Debussy), de leur vérité (Verdi), de leur humour (Chabrier), de leur art (Mozart), celle de Sauguet nous indique que la voie royale dans laquelle il s’engagea à son tour lui permit d’accomplir une évolution humaine et artistique exemplaire puisque le jeune musicien doué de ses débuts se transforma progressivement en un subtil musicien dramatique.

Dans ce genre comme dans tous ceux qu’il a abordés, Henri Sauguet a appliqué le conseil d’Erik Satie, « d’abord se connaître, puis rester fidèle à soi-même ». Se connaître ? Il eut la clairvoyance et la sagesse de ne jamais placer son ambition hors de ses moyens naturels qui, simplicité, élégance, clarté, sont caractéristiques de l’art français. Rester fidèle à soi-même ? Cette attitude exigeait intelligence et détermination puisque, comme tous ses contemporains, il ressentit les troubles, les désarrois et les confusions d’une époque qui, déchirée par deux guerres, a remis en cause les valeurs existantes, contesté les ordres établis, troublé les consciences et changé les sensibilités. Si la musique de notre temps reflète ces contradictions qui touchent au plus profond de la pensée, l’opéra en a été particulièrement marqué ; cela est dû au fait que la diversité de ses éléments constitutifs le rend vulnérable à toute modification d’un équilibre délicat établi entre les composante littéraires, musicales et spectaculaires, et le goût ou les habitudes du public.

Sans négliger de s’informer sur les possibilités de renouvellement que pouvaient apporter la connaissance des techniques d’avant-garde, Henri Sauguet, dans la certitude de sa vocation et de son droit de créateur, demeura attaché à la ligne qu’il avait choisie et acceptée et garda vis-à-vis de la conception du théâtre lyrique une position qui, d’emblée, avait prouvé son bien-fondé. Il aborda en effet ce genre avec le plus grand naturel, associant sa musique aux exigences et aux contraintes de la scène sans paraître y consentir d’efforts ni, surtout, en faire le support d’idées ou de principes : il choisit un sujet, une action, lorsqu’il y trouve un accord avec sa nature poétique et expressive, et il en traduit le sens ou les résonances par la musique ; une telle position s’inscrit à la suite de celle de Mozart.

Il a décidé une fois pour toutes de donner la primauté au chant, entouré mais jamais dominé par l’orchestre, la technique à adopter étant indiquée par chacune des œuvres. Formé d’éléments classiques mais non académiques et qui ne sont enfermés dans aucune exclusive, le langage se situe dans des limites très larges puisqu’il est aussi bien issu de la musique française des XVIIIe et XIXe siècles que des innovations de tous ordres apportées depuis Debussy. Attachée au système tonal et, plus encore, modal, la musique de Sauguet a donc suivi et assimilé les courants qui ont traversé la musique française depuis sa jeunesse ; elle révèle l’inlassable curiosité que le compositeur a apportée pour fertiliser ses moyens d’expression.

Gaité de la jeunesse : l’opéra bouffe

Les deux premières œuvres lyriques révélèrent immédiatement une parenté du compositeur avec l’esprit de Chabrier. Intuitivement, Henri Sauguet sur, par l’utilisation des ressources de la voix, l’accord de la prosodie aux nécessités du chant, et grâce à un sens dramatique inné, traduire les situations tendres ou cocasses qu’il avait imaginées dans Le plumet du colonel, inaugurant ainsi sa prise de contact avec le théâtre et avec le public. Cet opéra bouffe, « sorte de vaudeville féérique surgi des rêves de l’enfance » dont le compositeur écrivit le texte sur un sujet qu’il avait imaginé et qui reprenait l’une des situations typiques du genre, celle du vieux mari berné par sa jeune épouse, marqua la réussite du but qu’il avait visé, atteindre la poésie par le burlesque. L’élan et la fraîcheur juvénile des accents font oublier quelques maladresses d’orchestration, quelques banalités, et l’originalité de certaines pages, à commencer par la « berceuse créole », révéla, à qui sut écouter que le jeune musicien possédait le plus précieux des dons, celui de la mélodie. Stravinsky ne s’y était pas trompé qui, dès la création, encourageait Sauguet : « Vingt-deux ans, c’est bien. Ne vous cherchez pas, vous vous êtes trouvé. Mais travaillez-bien, et sérieusement.

Le conseil fut suivi ; quelques années plus tard, un deuxième opéra bouffe, La contrebasse, évoquait, toujours dans un style de comédie, les nouvelles mésaventures advenues à un couple mal assorti. Le livret, inspiré d’une nouvelle de Tchékov, avait été rédigé par un jeune écrivain, Louis Tarasoff, qui devient célèbre sous le nom de Henri Troyat. La partition, dont la verve et la spontanéité sont aussi vives que celles du Plumet du colonel, marque en outre une recherche en direction du raffinement de l’expression, la réalisation d’un progrès dans la clarté du discours et de l’écriture instrumentale.

Bien que l’on ne puisse classer au rang des opéras proprement dits la scène lyrique pour un personnage, La voyante (1932), il faut se garder d’en négliger l’importance car elle témoigna que Sauguet venait de franchir un nouveau pas en direction de l’adéquation de l’écriture vocale au propos dramatique. Inspiré par des prédictions de Nostradamus, le livret, dû au compositeur lui-même, avec une plus grande complexité psychologique, évoqua l’inquiétude qui peut saisir les êtres humains lorsqu’ils sont confrontés au destin. La partition est caractéristique du style de son auteur dans cette période : elle apporta un climat plus nuancé que les précédentes et une teinte de mélancolie. Les trois scènes, chacune différenciée selon su sujet, Cartomancie, Astrologie, Chiromancie, se succèdent suivant l’alternance classique vif, lent, vif, avec une liberté qui a la vérité et la rapidité de la pensée.

Romantisme : le grand opéra

Pourtant, et depuis longtemps déjà, une œuvre importante mûrissait dans la tête et le cœur de notre compositeur, en passe de réaliser avec elle l’un de ses rêves les plus ambitieux : écrire un grand opéra où le drame et la comédie seraient mêlés. Dans le même temps, l’écrivain Armand Lunel, ami et librettiste de Darius Milhaud, envisageait d’adapter La Chartreuse de Parme pour un opéra éventuel ; il suggéra à Sauguet d’entreprendre ce travail avec lui. Il fallait de l’audace et une certaine inconscience pour s’attaquer à pareil sujet ; bien qu’un peu déconcerté par l’ampleur de la tâche, Henri Sauguet accepta le pari : « Délirant mais effrayé par tant d’intrigues nouées en tout sens, intimidé par cette hauteur de style et d’inspiration dans laquelle le roman se tient d’un bout à l’autre de son prodigieux parcours », il épousa littéralement l’intrigue au point de s’identifier aux personnages et de vivre sa propre évolution parallèlement à celle de Fabrice del Dongo : si Sauguet dit que cette partition fut « comme le journal de ma vie durant dix ans », c’est que, durant sa longue élaboration, il passa comme son héros de l’indifférence et de l’insouciance de la jeunesse à l’âge de la gravité et de la réflexion. C’est sans doute à la réalité profonde de ce cheminement intérieur que l’opéra, l’un des plus beaux de son temps, doit la vérité et la justesse de ses accents.

Le travail n’avait pas été facile à conduire, cependant, et les difficultés avaient surgi dès qu’il avait fallu opérer un choix dans le roman pour effectuer le découpage. Le livret, d’où sont exclues certaines scènes capitales, à commencer par le récit de la bataille de Waterloo, ramène l’action à une histoire d’amour assez simpliste, que viennent colorer quelques scènes pittoresques. Mais, bien qu’il ait été contrait de ramener ainsi l’immense portée du roman de Stendhal à une suite de scènes, Armand Lunel sut conserver l’esprit et les traits caractéristiques de l’ouvrage. Sauguet précisa que, pour ce qui le concernait, il avait voulu exprimer non cérébralement mais par des sensations impulsives et directes l’atmosphère essentielle du récit et garder le côté fatal de l’existence des personnages. Son inspiration fut assez riche, son souffle assez puissant, son talent assez original pour que ces idées aient été menées à leur accomplissement. Tout ici sauvegarde la vérité psychologique et le climat romanesque : la forme, en accord intime avec la structure et le ton grand opéra romantique qu’aima Stendhal ; le naturel du discours ; l’écriture vocale, brillante, qui tire un superbe parti des voix aux côtés desquelles l’orchestre est investi d’un rôle dramatique indispensable ; la participation des ballets et des chœurs qui colorent et animent la sévérité de l’ensemble.

Délibérément accordée à la nature de l’œuvre littéraire, donc, La Chartreuse de Parme a enrichi la musique française d’une nouvelle sensibilité car, au-delà des influences que l’on y peut déceler ou qui y sont affirmées, ces pages tour à tour profondes et tragiques ou enjouées et heureuses, ces accents généreux, possèdent une authentique efficacité dramatique. La succession des scènes apporte une diversité dans la progression de l’intrigue qui trouve, dans le dernier tableau au cours duquel Fabrice fait ses adieux au monde, une conclusion d’autant plus impressionnante que la sobriété de ce finale contraste avec les expressions passionnées qui l’ont précédé et préparé.

Créé à l’opéra en mars 1939, l’ouvrage fut représenté jusqu’à ce qu’éclate la guerre dans laquelle allaient vaciller puis s’effondrer les bases déjà menacées sur lesquelles avait été bâtie notre civilisation.

Subtilité : l’opéra-comique

Comme chaque individu, Henri Sauguet ressentit profondément l’horreur et la violence de ces années terribles. Mais, s’il devait trouver dans le bouleversement intérieur qu’il en éprouva l’inspiration de pages qui comptent au nombre des plus fortes qu’il a écrites, notamment la 1ère Symphonie, dite « Expiatoire », où sont évoquées de tragiques impressions de souffrances, d’angoisses, de mort, et une cantate, L’oiseau a vu tout cela, où la musique suggère avec un art cruel la vision d’agonie évoquée par le poète Jean Cayrol, il trouva un ton moins sévère lorsqu’il revient au théâtre. Le sens de sa démarche semble avoir été surtout infléchi par ce qu’il avait projeté, acquis, exprimé dans l’explosion musicale qu’avait été La Chartreuse de Parme. En outre, l’adresse de l’écriture, la justesse des rapports établis entre l’orchestre et les voix, et, en tous domaines, l’équilibre réalisé entre l’intelligence et la sensibilité, indiquaient que, ayant atteint l’âge de quarante ans, le compositeur avait conquis la maîtrise dans son art, la maturité dans sa pensée. C’est ce dont témoignent les deux opéras-comiques qu’il composa alors.

L’eût-il entrepris plus tôt, il n’eût peut-être pas abordé le sujet de La Gageure Imprévue, dont le livret fut établi par Pierre Bertin d’après la comédie de Sedaine, dans le même esprit. Car, comme s’il avait voulu établir un parallèle entre son époque et celle des personnages, il tenta de « réaliser une synthèse de la grâce qui distingue le XVIIIe siècle te du caractère dramatique de la Révolution », suggérant que cette période, « perle de civilisation » était au bord du précipice : il matérialisa ce propos par un mélange très subtil d’insouciance et de sérieux : demi-teintes, approches tout en finesse, camaïeu de sentiments, c’est dans un climat comparable à celui des Liaisons dangereuse que la transparence de l’orchestre, l’ornementation des lignes mélodiques, l’élégance de l’ensemble d’où se dégage le charme mélancolique du principal personnage féminin, concourent au naturel du discours, empreint de délicatesse et de profondeur. Déjà la pure beauté finale de La Chartreuse donnait un équivalent à la réussite exemplaire que sont les finales des opéras de Richard Strauss ; La Gageure Imprévue menait à un art nouveau, qui apporte une correspondance typiquement française au style rococo et baroque de l’auteur du Chevalier à la rose et d’Ariane à Naxos ; cela aurait pu n’être qu’une tentative réussie si l’ouvrage n’avait été suivi d’un précieux chef-d’œuvre, Les caprices de Marianne, où la musique a prolongé le climat doux-amer, la tendresse désabusée de la pièce de Musset avec un raffinement incomparable.

Sur un livret très adroitement réalisé par Jean-Pierre Grédy, Henri Sauguet conduisit sa partition comme une conversation lyrique qui accorde la primauté de l’expression à l’évocation de la vie. Poursuivant et approfondissant ce qu’il avait entrepris avec La gageure imprévue où les airs et les ensembles sont fondus dans une sorte de mélodie continue, il a enchaîné les récitatifs et les airs avec tant de souplesse que le langage, les modulations, les expressions sont mêlés dans une fluidité à la fois délicate et nerveuse qui, jusqu’à la fin, est partagée entre le charme et l’émotion avant de trouver une conclusion aussi troublante, aussi touchante, que l’est celle de la pièce. Cet art, que M.Henry Barraud qualifia d’ « éminemment civilisé », est sans doute celui où le style de Sauguet a atteint son point culminant, celui où sont conjugués avec l’harmonie la plus pure son raffinement, sa culture, sa nature d’artiste.

Sensibilité : la comédie lyrique

Après cette réussite, Henri Sauguet parut ne plus s’intéresser au théâtre lyrique, en tant que créateur tout au moins, car il suivait de près les travaux de ses contemporains : il l’ignorait pas que, aux côtés de ceux qui restaient attachés aux principes de la tradition, de multiples tentatives prétendaient, au nom du théâtre musical, mettre en pièces les données existantes, réduisant le rôle des textes, de la musique, élevant la dérision au rang de l’art, et sacrifiant toute norme dramatique au profit et à l’illustration d’idées souvent extra-musicales. Un quart de siècle s’écoula ainsi, durant lequel, ne manquant pas une occasion de s’informer sur ce que la scène lyrique suscitait, réussites, échecs, impostures, et ne se privant pas d’en discuter, Sauguet suivant en réalité sa propre voie et élaborait lentement, secrètement, un projet qui, en quelques années, devint une comédie lyrique, Le pain des autres, dont Edmond Kinds écrivit le livret d’après la pièce de Tourgueniev.

Terminée depuis presque dix ans mais pas encore représentée, l’œuvre qui a bénéficié de l’expérience amassée par le compositeur au cours des décennies précédentes, en est comme la conséquence : sobriété de l’écriture, continuité du discours, rigueur de la réalisation, tout ici paraît renoncer aux effets extérieurs pour accroître la force et la portée du sujet qui, plaçant le double drame d’une jeune femme et d’un vieil homme qui lui révèle être son père, dans le contexte populaire de la vie d’un village russe, évoque la détresse sans jamais tomber dans le mélodrame. Henri Sauguet a su cerner et traduire la vérité psychologique et dramatique en caractérisant les différents plans : en face du monde résigné, pittoresque, parfois comique des domestiques, se dresse celui plus complexe des maîtres qui, avec hauteur, justifient de leurs actes. Les deux personnages qui dominent l’ensemble, Olga par son charme et sa poésie, Kouzovkine par sa dignité et la force de son renoncement, sont traités avec une profondeur qui marque l’accomplissement d’un art fondé sur les multiples résonances de la vie.

Liberté : la comédie musicale

C’est sans doute aux hasards que lui réservait cette vie, la sienne, que Henri Sauguet dut de pouvoir renouveler totalement sa palette en entreprenant, à soixante-quinze ans et coup sur coup, une comédie musicale et un opéra pour enfants.

Boule de suif, adaptation de la nouvelle de Maupassant par Albert Husson, fut une initiative d’autant plus intéressante qu’elle arriva à un moment où l’on déplorait le manque de comédies musicales françaises en face des importations en ce genre. La partition de celle-là s’insère dans l’action et dans le texte avec simplicité et adresse. Etroitement adaptée à ce qu’elle doit illustrer, commenter ou suggérer, la musique épouse les situations et même, comme pour authentifier ce qui se dit, ce qui se joue, va à de subtiles évocations. Démarche singulière que celle de Sauguet en cette matière qui, semblant se souvenir d’un lied de Schubert ou d’un air de Kurt Weil, sait solliciter le second degré de nos mémoires pour faire naître l’imagination sans jamais tomber sans le pastiche ou la paraphrase, ni sacrifier à l’intellectualisme. La partition, qui épouse la légèreté ou la détresse des personnages, reste constamment empreinte de vérité et, qu’elle fasse appel aux chanteurs-comédiens, aux instrumentistes ou au synthétiseur, porte d’un bout à l’autre la marque du style de son auteur.

Tistou les pouces verts, le conte de Maurice Druon mis en livret par Jean-Luc Tardieu, a donné lieu à une expérience passionnante en prenant la forme d’un opéra pour enfant. Proche de la conception du divertissement de Britten Let’s make an opera, il concilie de la façon la plus attrayante les nécessités de l’éducation musicale avec le plaisir de l’interprétation. Face aux enfants acteurs et chanteurs qui paraissent sur scène pour figurer des personnages qui leur ressemblent, de nombreux enfants spectateurs sont invités à participer de façon active au spectacle en donnant la réplique lorsqu’ils figurent le « chœur public » où qu’ils jouent des séquences confiées à des instruments aisément abordables, tels que flûtes à bec ou petites percussions. Ainsi sont-ils tous intéressés à animer une action qui requiert leur attention, leur mémoire, forme leur sens rythmique et mélodique et éveille leur réflexion ; car cette histoire, merveilleuse comme une fable, aborde des thèmes graves avec légèreté et se conclut par une morale. Henri Sauguet s’est visiblement complu au jeu ; s’il s’est soucié de mettre l’écriture vocale et instrumentale à la portée de ses jeunes interprètes, il n’a jamais sacrifié la facilité à la complaisance, la simplicité à la démagogie. Véritable exemple d’art collectif, Tistou les pouces verts a été créé en 1981 avec la participation de plusieurs classes primaires, enchantées par ce travail qui ressemblait à un jeu.

Et maintenant ? Ironie, générosité, subtilité, sensibilité, liberté, ces mots qui nous ont servi de têtes de chapitre et s’appliquent à chacune des étapes franchies par Henri Sauguet dans sa production lyrique, en dépassent la portée pour s’accorder à l’ensemble de son œuvre. Nadia Boulanger avait fait remarquer naguère que l’on devait, en tout domaine de l’art, se garder de confondre la tradition et les habitudes. Cette réflexion s’est avérée ici même. Henri Sauguet est toujours resté, en dépit des sollicitations des modes et des courants artistiques, attaché aux principes qu’il s’était fixés, aux choix qu’il avait librement consentis parce qu’il les estimait indissociables de sa démarche et indispensables à son action créatrice. S’il n’est jamais tombé dans les pièges de l’habitude, c’est sans doute parce que sa musique est ancrée dans une solide tradition ; elle peut vivre, palpiter, vibrer, refuser le confort des conventions ou la séduction des nouveautés passagères sans risquer d’être dénaturée.

Lorsqu’il dit de lui-même, « Je suis un oiseau », Sauguet signifie que, dépositaire d’un don, il possède la liberté suprême, qui est de chanter, mais qu’il doit faire fructifier ce don, car tel est le prix de la liberté. N’est-ce pas là que réside le point commun entre lui et ses personnages d’opéra ? Chacun a choisi, chacun a acquitté le prix de son choix, Fabrice par le renoncement, Coelio par la mort, Kousovkine par la fuite. Et, comme Titsou qui a accepté la liberté de son pouvoir magique parce qu’elle lui permet de changer toutes choses en fleurs, Henri Sauguet s’est plié à son destin pour conserver à l’état de compositeur sa liberté essentielle : faire naître la musique.

France-Yvonne Bril

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