Pas seulement un complet mais plusieurs, en vérité : des éditions complètes du piano de Sibelius, des symphonies de Nielsen, de tout ce que Wanda Landowska ou Anatole Kitaïne ont enregistré au piano, et d'autres

Première intégrale, celle des symphonies de Carl Nielsen, par l'excellent Paavo Järvi à la tête de l'Orchestre de la Radio de Francfort : prise de son exemplaire, clarté de définition dans tous les pupitres, de sorte que de multiples détails deviennent soudain perceptibles, modifiant la compréhension même du style riche et foisonnant de Nielsen. La direction de Järvi insiste pareillement sur l'inépuisable inventivité de l'orchestre, qui devient le véritable créateur à la croisée des esthétiques les plus diverses qu'il a toujours été. S'il est une intégrale des symphonies de Nielsen à ne pas manquer, c'est bien celle-là que nos oserions vous suggérer. Toujours au nord, voire un peu plus encore, et toujours dans le registre de l'intégrale, le pianiste finlandais Janne Mertanen (entre autres « Grand Prix du Disque Frédéric Chopin » de Varsovie pour ses enregistrements des Nocturnes dudit Chopin) propose ici de faire découvrir l’énigmatique Sibelius par son répertoire le moins connu : celui de ses œuvres pour piano, qui couvrent toute sa vie créatrice, de 1893 à sa retraite de la scène musicale en 1929. Sibelius y aura consigné ses états d’âme les plus secrets, les plus intimes, mais ce sera aussi parfois son bac à sable ou son laboratoire de préparation – on pense aux Pièces lyriques Op. 74 précédant de peu la Cinquième symphonie, ou les Cinq pièces romantiques Op. 101 juste avant les Sixième et Septième ; quant aux Cinq esquisses Op. 114 de 1929, peut-être préfiguraient-elles la Huitième symphonie détruite par le compositeur... En bref, l’aimable Qobuzonaute l’aura saisi, l’on comprendra peut-être encore mieux le grand Sibelius symphoniste après avoir écouté toutes ses œuvres pour piano, bien à tort considérées comme un répertoire mineur.

On ne quitte pas le monde des intégrales, avec celle des enregistrements réalisés pour la Columbia par l'un des grands oubliés de l’école russe de piano, Anatole Kitaïne. Cet exact contemporain d’Horowitz suivit d’ailleurs un chemin assez similaire à celui de son collègue, rival et également disciple de Felix Blumenfeld : début de carrière en Russie/URSS puis exil aux États-Unis dans les années 25. Les parallélismes s’arrêtent là, puisque si Horowitz connut la carrière que l’on sait, Kitaïne y végéta dans un second plan alors que bien des observateurs le considéraient comme aussi doué que « l’autre » et autrement plus musical… Oui, mais l’un était une tornade scénique, l’autre pas, et le public entend autant qu’il voit. Cela dit, les enregistrement gomment les différences visuelles et voilà : les quelques trop rares disques de Kitaïne dévoilent un pianiste phénoménal, effectivement d’une musicalité bien au-dessus de la moyenne, doué d’une technique en acier « à la russe » et d’une palette sonore à laquelle même les enregistrements anciens rendent justice. Voici l’intégralité de ses enregistrements réalisés de 1936 à 1939 dans les studios d’Abbey Road à Londres. Chopin, Rachmaninov, Brahms, Schumann, et pour finir le bonbon des bonbons, le Vol du bourdon qui montrera à qui veut l’entendre combien Kitaïne était un virtuose hors pair. Piano toujours, intégrale toujours : plus ou moins à la même époque que Kitaïne, Wanda Landowska - considérée à juste titre comme l’artisan principal de la résurrection du clavecin au XXe siècle - fut d’abord une pianiste de grand talent. Elle n’enregistra que fort peu hélas, et l’intégrale de son testament pianistique tient sur trois CD, que voici. La première partie du coffret offre des enregistrements d’avant-guerre sur 78-tours, réalisés en Europe en 1937 : le concerto « Couronnement » de Mozart, dont la particularité est la grande liberté d’ornementation que s’offre Landowska, et cette cadence du premier mouvement de sa propre plume. La seconde partie du coffret reprend des enregistrements sur 33-tours réalisés de 1956 – le centenaire de qui-vous-savez – à 1958 pour quelques sonates de Haydn, à son domicile états-unien. Miracle : malgré la qualité sonore fort correcte mais sans plus, la musicalité qui se dégage du jeu de la grande dame laisse pantois. Quel immense dommage qu’elle n’ait pas plus enregistré au piano…

La main de Marin Marais (détail d'un tableau d'André Bouys, 1704)

Il existe d'autres formes d'intégrale ; considérez celle de Ein feste Burg ist unser Gott comme une forme horizontale d'intégrale. Car Christoph Spering et son Chorus Musicus de Cologne nous en offrent ici toutes les versions et variantes. D’abord, le cinquième numéro transcrit en latin et augmenté de quelques ajouts personnels par Wilhelm Friedemann Bach. Ensuite, deux numéros dans une version de 1725 (dite BWV80b) que Bach-père a distillée à partir de sa rédaction initiale de 1715, perdue, et qui porte le numéro BWV80a. Puis la version avec timbales et trompettes de la cantate entière, un arrangement ici aussi dû au fiston Wilhelm Friedemann. Puis enfin la cantate intégrale de Jean-Sébastien Bach dans la rédaction originale de 1730, la vraie BWV80. On finit avec une adaptation latine d’un autre mouvement, toujours due au petit Willy Freddy. Si, après ça, vous ne connaissez pas de bout en bout la cantate sous toutes ses coutures, c’est à désespérer ! L'on retourne maintenant quelque peu en arrière ; à l'époque où naquit Bach, Marin Marais sortait le premier de ses cinq livres de viole, publiés entre 1686 et 1725, et qui compteraient finalement quelque six cent pièces pour violes. Le gambiste François Joubert-Caillet et son ensemble L'Achéron – un consort de violes – se lance maintenant dans une intégrale de ces Livres pour viole, grande entreprise musicale et phonographique s’il en est. Ce n'est pas encore l'intégrale que nous vous offrons ici, mais en guise d’amorce, voire d’appât, un récital de pièces célèbres du compositeur, choisies parmi les cinq livres. On y retrouve un éventail complet de ce qui représente la singularité de Marais, cette incroyable diversité de propos qui le fait naviguer dans tous les genres possibles et imaginables de son temps, avec une invention de tous les instants.

Finissons cette semaine d'intégrales avec l'intégrale d'un opéra-comique intégralement original de Charles Gounod, La Colombe . On ne peut pas dire que la discographie de ce délicieux ouvrage fasse crouler les bacs des disquaires. Voici donc que le label britannique Opera Rara a chassé la colombe, avec en chasseur-en-chef Mark Elder à la tête du Hallé Orchestra, et une distribution à moitié francophone : Laurent Naouri et Michèle Lozier, qui font face à la délicieuse Erin Morely et au ténor mexicain Javier Camarena. La Colombe, d’après La Fontaine, se caractérise par ses nombreux dialogues, ici restitués en français, bien évidemment. Quel dommage que ce pétillant chef-d’œuvre de l’opéra-comique à la française, écrit en 1860, ait été éclipsé par Faust, créé l’année précédente, puis par Mireille et Roméo et Juliette peu après. C’est là le meilleur de Gounod, dans la veine par exemple de la Petite Symphonie – pourtant bien ultérieure – ou des passages les plus aimables, voire badins, de Roméo et Juliette. Quelques trop rares productions rendent justice à l’ouvrage, mais gageons que ce nouvel enregistrement, d’une excellente tenue, viendra chatouiller les directeurs de scènes françaises dans le sens du poil.