Quel petit veinard, ce Johann Gottlieb Goldberg ! Avoir son nom associé au plus phénoménal cycle de variations qui se puisse imaginer, pour seule raison qu'il les a peut-être jouées comme soporifique pour l'insomniaque comte Keyserlinck... et se non è vero, è ben trovato

On savait Bach stupéfiant, on ignore généralement que ses Exercices pour clavier composées d'une ARIA avec diverses variations pour le clavecin à deux claviers - ainsi est libellé la page de titre de l'édition de 1741 - auraient été offerts à titre de soporifique par le compositeur, de passage à Dresde, à son protecteur et ami le comte Kayserlingk ; comte qui, insomniaque, aurait demandé à son claveciniste-maison de lui jouer les diverses variations - non pas peut-être pour l'envoyer entre les bras de Morphée, mais, espérons-le, pour égayer les longues et blanches nuits. Manque de chance pour le comte dont le nom aurait pu à jamais s'attacher à cet impérissable ouvrage ("les Variations Kayserlingk", assez difficile à épeler il est vrai), c'est son jeune claveciniste sur qui tomba le choix : Johann Gottlieb Goldberg (1727 - 1756, portrait ci-dessous), certes âgé de treize ans alors, mais il aurait maîtrisé la partition avec brio. Hmmm....

Bon, c'est ce qu'affirme Forkel, le premier biographe de Bach, dans son ouvrage de 1802 ou le pas-forcément-très-vrai côtoie parfois l'à-peu-près, mais une telle légende vaut son pesant de tablettes de laudanum ; et c'est de là que s'est installé le nom de "Variations Goldberg", certes plus public et mémorable que le titre de Exercices pour clavier composées etc. de l'édition. Ce qui rend la chose modérément plausible, ou du moins sujette à caution, c'est que l'édition - surveillée de près par Bach lui-même - ne comporte aucun nom de dédicataire, et s'il l'avait dédiée, ce n'aurait pas été à un claveciniste de 13 ans (dont on peut douter qu'il pouvait venir à bout de l'ouvrage, mais bon, admettons...) mais bien plutôt à un protecteur aristocrate. Or, la couverture destine les Variations "à l'agrément de l'humeur des amateurs"... On a en fait affaire, avec le nom de Goldberg, à une dénomination quasi-romantique pondue par un biographe et retenu par la postérité. Cela dit, peut importe !

Jusqu'en 1974, on ignora tout de la source manuscrite autographe des Variations - il est vrai que depuis 1974, on n'a toujours pas la moindre idée d'où peut se trouver ledit autographe, mais à cette date on découvrit à Strasbourg un rarissime exemplaire de la première édition annoté et corrigé de la main de Bach lui-même en personne, preuve raisonnable que l'ouvrage correspondait bien aux souhaits du Kantor. Cerise sur le gâteau, la partition comporte - en plus d'indications manuscrites de tempo, d'ornementations, d'articulations sur les Variations - quatorze canons divers sur les huit premières notes de basses de l'aria précédente ("Verschiedene Canones über die ersten acht Fundamental=Noten vorheriger Arie") auxquels l'on a donné le numéro de BWV 1087 (les Variations Goldberg portant le numéro 988). Et, détail amusant, c'est l'un de ces canons - d'une diabolique complexité de conception qui n'est pas sans rappeler celle des canons de l'Offrande musicale - que l'on retrouve négligemment tenu par la main de Bach dans le célèbre tableau de Haussmann de 1746, preuve que cette pièce n'était pas seulement restée cachée dans un exemplaire perdu en Alsace, mais qu'elle avait vécu au-delà. On ne sait pas trop où ni comment, toutefois.

Quant aux Variations Goldberg elles-mêmes, elles représentent le summum absolu de l'art de la variation en ce temps-là, et Bach en a fait plus que n'importe qui. Il évoque plus ou moins tous les genres alors en usage : polonaise, passepied, gigue, menuet, sarabande, sonate en trio, fugue, aria, ouverture à la française, toccata, lamento, stile antico et même un quodlibet dans lequel il introduit facétieusement quelques bribes de chansons gaillardes ; dans les styles allemand, italien et français, avec un déluge de difficultés techniques qui donne du fil à retordre y compris aux pianistes ou clavecinistes de nos jours. Toutes les trois variations, il insère un canon, en commençant par un canon à l'unisson pour finir avec un canon à l'intervalle de neuvième.

Détail du tableau de 1746 montrant Bach avec une page des canons supplémentaires

La page de titre indique clairement que l'ouvrage est destiné au clavecin à deux claviers... pianistes et clavecinistes s'arrachent mutuellement les yeux et les oreilles sur les vertus de l'exécution sur piano et clavecin. Certes, certaines variations présentent des difficultés supplémentaires au piano, lorsque les mains jouent plus ou moins à la même hauteur mais - normalement - sur deux claviers distincts, alors qu'au piano on risque toujours la salade de doigts. Cela dit, les plus grands pianistes au monde - Barenboim, Arrau, Gould, Kempff, Perahia, Schiff, Weissenberg - s'y sont frottés, souvent avec intense bonheur. Un site japonais recense plus de 550 enregistrements publiés (!) parmi lesquels, il est vrai, toutes sortes de transcriptions : orchestres de tout poil, orgue, accordéon, guitare, jazz, synthétiseur, rock, percussions solo, ordinateur etc. (http://www.a30a.com/ pour les sceptiques, chaque enregistrement est accompagné de la photo de la pochette, un travail de titan passionné). Si Bach touchait des royalties sur tous ces enregistrements, Elton John pourrait se rhabiller...

Saluons au passage quelques nouvelles parutions - Igor Levit et Alexandre Tharaud en tête - et une splendide double réédition, remastérisée avec tous les raffinements, de l'enregistrement de Gould de 1955 ainsi que celui de 1981.