La musique ondoyante, mystérieuse, sauvage, imprévisible de Henri Dutilleux est semblable au cours de cette Loire qui l'a (presque) vu naître et qu'il aimait tant. Né à Angers, loin du fief familial de Doué à cause des circonstances de la guerre, Dutilleux établira, dans les années soixante-dix, sa résidence secondaire le long du fleuve royal dans le petit village de Candes Saint-Martin, aux confins de la Touraine et de l'Anjou, à l'ombre de la superbe collégiale bâtie à l'endroit même où Saint-Martin de Tours est mort en 397. C'est donc auprès de deux fleuves mythiques que Henri Dutilleux aura composé la plupart de ses oeuvres ; au bord de la Seine dans sa tranquille maison de l'île Saint-Louis à Paris et sur les rives de la Loire à l'endroit précis où la paisible Vienne vient s'y jeter.

Sa maison de tuffeau blanc accrochant la lumière est à l'image de cet homme modeste. C'est une petite maison de mariniers (photo ci-dessus) au coeur de ce village préservé, ouvrant sur un minuscule jardin regardant le spectacle merveilleux et sans cesse mouvant de l'eau, des oiseaux et des gabares venant s'amarrer au bout de sa propriété. En 2006, l'Association Musiques et Patrimoine, en partenariat avec le Concours Dutilleux de Saint-Pierre-des-Corps, fêtait d'ailleurs les 90 ans du compositeur en organisant un concert exceptionnel à la collégiale de Candes qui, pour l'occasion, réunissait quelque 70 musiciens de l'Orchestre Symphonique Région Centre Tours sous la direction de Jean-Yves Ossonce. Puis, en 2008, la petite école de Candes-Saint-Martin comptant une vingtaine d'élèves prenait le nom du grand compositeur. Henri Dutilleux, accueilli par les élèves (photo ci-dessous), déclarait, modeste, n'avoir jamais pensé que, de mon vivant, on donnerait mon nom à une rue ou à une école. Rentrant fatigué d'une tournée triomphale à Saint-Pétersbourg, le grand compositeur avait accordé beaucoup d'attention aux dessins que les enfants lui avaient présenté après avoir écouté sa musique.

Lors de notre dernière rencontre, à cette occasion, il m'avait dit combien sa femme et lui aimaient ce coin de France. Il m'avait aussi expliqué, avec un certain amusement, comment il avait placé son bureau de façon à tourner le dos à ce paysage sublime, car il lui était impossible de composer face à une telle vue (photo ci-dessous). Mais la lumière exceptionnelle de la Loire et la beauté de cet endroit l'avaient tout de même plusieurs fois inspiré, notamment pour Mystère de l'instant pour 24 cordes, cymbalum et percussions. Dans ces 10 pièces écrites pour répondre à une commande de Paul Sacher en 1989, Dutilleux tisse tout un monde de poésie aux irisations multiples.

Je me souviens aussi de ce moment touchant lors du vin d'honneur qui suivait cette cérémonie sans prétention. Armé de ses deux béquilles, il avait tenu à arpenter seul la belle terrasse de nos hôtes surplombant la Loire et s'était étonné comme un enfant en découvrant le paysage, qu'il connaissait pourtant si bien, sous un angle totalement différent lui offrant une vue inédite sur sa propriété. Sa curiosité, son étonnement, sa gentillesse et son ouverture aux autres éclataient là encore de toutes parts.

Aujourd'hui la maison et son poétique jardin (photo ci-dessus) ont été légués par le compositeur à la commune pour en faire une résidence d'artistes. Belle idée que ce passage de témoin qui va rendre ce lieu vivant plutôt qu'un musée visité par des touristes pressés et distraits. Ainsi, blottie entre le château de Montsoreau qui a servi de toile de fond à Alexandre Dumas et l'Abbaye de Fontevrault qui a incarcéré le prisonnier Jean Genet, la maison de Geneviève Joy et de Henri Dutilleux va continuer à inspirer une nouvelle génération de créateurs séduits à leur tour par le génie des lieux. De quoi égayer la tristesse du dernier message tombé dans ma boîte aux lettres en juin 2010 qui se terminait par l'évocation de Candes St-Martin, notre maison de Touraine, lieu que Geneviève aimait tellement mais où j'ai quelques craintes de me retrouver si seul...