En 2007, le grand compositeur français alors âgé de 91 ans revenait sur des aspects rarement évoqués de sa carrière, son amour pour le jazz et son travail pour le cinéma.

Dans le paysage musical français, il tenait une place originale, marquée par l'absence de rattachement à toute école ou courant esthétique. Henri Dutilleux qui vient de s'éteindre à 97 ans était l’un des derniers grands compositeurs français vivants du XXe siècle. Mais derrière cette impressionnante devanture, l’homme était toujours resté simple et sobre, quasi-humaniste et on ne peut plus ouvert aux musiques d’autrui.

En janvier 2007, Dutilleux s'était confié à Abeille Info, revenant notamment sur des aspects rarement évoqués de sa carrière, son amour pour le jazz et son travail pour le cinéma.

Vous intéressez-vous à internet ?

Henri Dutilleux : Pas trop… J’y ai lu des choses étranges… Notamment que je n’aimais pas du tout Bartók alors que c’est le contraire. Il m’a même influencé, dans une certaine mesure…

L’avez-vous connu ?

Henri Dutilleux : J’aurais pu quand j’étais jeune mais non malheureusement. Dans les années 30, il est venu à Paris pour jouer sa Sonate pour piano et percussions. J’étais alors jeune étudiant d’une vingtaine d’années au Conservatoire mais il était à peine connu à l’époque. On jouait surtout Stravinski qui vivait beaucoup à Paris. Messiaen connaissait le nom de Bartók, mais à peine. Même Schoenberg était confidentiel. Tous ces noms que l’on a connus trop tard…

Est-ce vrai que vous êtes fan de jazz ?

Henri Dutilleux : Assez oui… Grâce à Boris Vian que j’avais rencontré en 1953. Je lui avais demandé de me conseiller les meilleurs disques de jazz. Je voulais vraiment me cultiver dans ce domaine musical. J’aimais déjà beaucoup les grandes cantatrices noires. Pourtant en 1953, on ne connaissait pas tant que ça quelqu’un comme Sarah Vaughan ou même Ella Fitzgerald. J’étais vraiment envoûté par ce qu’elles faisaient. Également par les grands instrumentistes… Vian m’a mis sur la voie et j’ai passé deux soirées chez lui et sa femme Ursula Kubler à Paris, cité Véron. Et je trouve dans le jazz, même si nous ne sommes plus à la grande époque, qu’il s’est régulièrement renouvelé. J’écoute souvent la radio le soir, et même s’il y a dans le domaine de la chanson des choses qui me déplaisent assez, j’entends souvent du jazz merveilleux… Je connais certains musiciens comme le trompettiste et compositeur Jean-Loup Longnon.

Esthétiquement qu’est-ce qui vous attirait dans le jazz ?

Henri Dutilleux : La grande liberté. Et ce mot « liberté » me fait soudainement penser à une conversation que j’avais eue avec une élève à l’Ecole Normale de Musique. Une jeune Américaine qui m’avait incité à connaitre le free jazz. J’en ai donc écouté, mais ça ne m’a pas révolutionné à ce point (sourire). D’ailleurs je ne sais pas s’il y en a encore… Ce qui me gène un peu dans ce que l’on appelle le rock, même si je ne connais pas ça très bien, c’est la pulsation. Toujours la même. Presque du 112 ou 124 à la noire, c’est toujours pareil…

Certains de vos élèves auraient « mal tourné » dans cette direction ?

Henri Dutilleux : Peut-être (sourire). Mais je n’ai pas eu beaucoup d’élèves, ni la prétention d’avoir des disciples comme Max Deutsch par exemple. Déjà, je ne sais pas si l’on peut véritablement enseigner la composition. On peut mettre sur la voie, ça oui… Pour revenir sur le jazz, avec le Monde de la Musique, je reçois chaque mois le magazine Jazzman, je devrais le lire davantage…

Certains compositeurs comme André Hodeir ou Gunther Schuller ont pensé qu’on pouvait faire du jazz écrit en quelque sorte…

Henri Dutilleux : Je connais un peu Hodeir. C’était une grande figure dans ce domaine. Schuller aussi d’ailleurs, je l’avais rencontré en France… Très doué… Dans la préface de son livre, je me souviens qu’Hodeir mettait en garde le lecteur sur le fait qu’il n’évoquait pas certains compositeurs. Britten, Chostakovitch et moi également. Mais je ne me suis pas formalisé pour autant. La manière dont il parlait de Debussy et de ses héritiers était assez violent, en s’attachant plutôt à l’œuvre de Jean Barraqué et Boulez. Mais Hodeir était quelqu’un de très sincère. Et puis finalement, n’était-ce pas une hérésie de parler de jazz écrit car, par définition, le jazz ne doit pas l’être…

Comment avez-vous pu rester fidèle à vous même tout en gardant une place « intouchable » chez les commentateurs ?

Henri Dutilleux : Parfois, on parle même de mon côté indépendant. Mais c’est un thème que je n’aime pas trop car on dépend toujours de beaucoup de choses, de faits et d’êtres. J’aime mieux le mot intouchable ou inclassable…

Vous êtes d’ailleurs difficilement rattachable à une école en particulier…

Henri Dutilleux : C’est vrai. J’ai toujours été très curieux de ce qui se passait ailleurs. Et je n’aime pas tellement ce qui n’est pas vraiment un vrai mouvement mais ce qui est une réaction actuelle à la période sérielle la plus dure. Ce fut très difficile pour certains jeunes musiciens qui ne s’en sont jamais remis. Moi, j’avais déjà fait mon évolution donc j’étais laissé de côté… Je pense à des gens très doués comme Jean-Louis Florentz. Organiste également. Très fin musicien et en même temps tellement dans une ligne française et sans assez d’ouverture peut-être. C’était l’héritier de toute cette école française.

L’ouverture est primordiale ?

Henri Dutilleux : J’ai souvent pensé à ce que Gide disait : un art national ne se renouvelle que par l’apport d’éléments étrangers. Historiquement c’est assez valable. On le sent en littérature aussi. Pas seulement dans le domaine de l’art. C’est pareil pour les races. Le mélange, cette manière qu’à une race pour se maintenir et se fortifier. En musique c’est la même chose. En ce qui me concerne, ce qui a beaucoup compté pour moi, c’est la rencontre avec des musiciens d’Europe centrale. La musique russe évidemment. Mais ça, très jeune, j’aimais déjà. Plus tard, d’autres Russes. Quelques Allemands mais j’étais moins attentifs à ce qu’ils faisaient. Et des Polonais. Comme Lutoslawski qui était un vrai ami. Des Hongrois comme Ligeti, évidemment. Le plus fort sans doute… Cette école polonaise d’après-guerre était très aidée matériellement, notamment grâce aux appuis américains comme ceux de l’Unesco. On s’est rendu compte que, là-bas, beaucoup de jeunes musiciens, tout en étant d’un pays satellite de l’URSS, n’acceptaient pas les oukases. Ils n’écoutaient pas Moscou qui leur disait de rester dans la ligne musicale… Eux étaient des influences marquantes.

D’autres noms ?

Henri Dutilleux : Quelqu’un comme Penderecki. Mais lui c’est différent car il a fait une œuvre très avancée, plus que d’autres musiciens. C’était très courageux d’écrire Thrène aux victimes d'Hiroshima. Rendre hommage de la sorte aux Japonais et aux victimes japonaises. Ensuite il a beaucoup changé, très étrangement. J’étais alors plus sensible à ce que faisait quelqu’un comme Lutoslawski. Ou alors Ligeti et quelques autres. Il y avait aussi Kurtag que je connais moins bien…

Dans les années 50, en France, y a-t-il eu des compositeurs, non sériels, injustement négligés et qu’il faudrait réécouter ?

Henri Dutilleux : Jehan Alain peut-être. Mais le pauvre a été tué à la guerre le 20 juin 40. Je le croisais au Conservatoire lorsque j’étais étudiant. Là, on voyait aussi bien Jehan Alain que Paul Dukas qui enseignait. Et même des comédiens comme Louis Jouvet, Bernard Blier, François Perrier, tout le monde se croisaient. Cela donnait beaucoup de vie ces comédiens, pour nous dans le classique qui étions trop sérieux avec nos partitions.

En parlant d’acteurs justement, vous avez travaillé pour le cinéma avec notamment Jean Grémillon et Henri Decoin. Vous n’avez pas été tenté de composer davantage pour le Septième Art ?

Henri Dutilleux : Si mais j’ai senti qu’il ne fallait pas que je me disperse trop. A l’époque c’était pour gagner un peu d’argent. Bref, j’ai fait la musique de quatre films en l’espace de cinq ans. Mais ça n’était pas avec de grands metteurs en scène. Sauf Grémillon bien sûr. Son dernier film, L’Amour d’une femme, un titre très schumannien… Il y avait Micheline Presle, Massimo Girotti et Gaby Morlay. L’histoire se déroulait sur l’île d’Ouessant mais j’avais assez peu de musique à écrire. Grémillon me disait : « pensez au solo de cor anglais dans « Tristan » ». Je lui ai dit que je ne pouvais pas refaire ce que faisait Wagner (sourire). Donc pour lui faire plaisir, j’ai pris le hautbois d’amour qui ressemble au cor anglais. S’il m’avait laissé plus de liberté j’aurai pu faire davantage de musique mais bon…

Avez-vous été en contact direct avec Maurice Pialat qui a utilisé un extrait de votre Symphonie n°1 pour Sous le soleil de Satan ?

Henri Dutilleux : Oui, je l’ai rencontré par l’intermédiaire de Toscan du Plantier. Je trouvais l’idée folle au début et Toscan m’a expliqué que Pialat ne voulait utiliser qu’un petit passage de ma symphonie. Et le répéter ensuite… Le résultat m’a touché et puis j’étais très heureux de rencontrer Pialat dont on disait qu’il n’était pas commode. J’ai également rencontré Depardieu… Pialat m’a contacté à nouveau pour son Van Gogh mais je n’avais malheureusement pas le temps.

Des compositeurs de musique de film vous ont touché ?

Henri Dutilleux : J’aimais bien Maurice Jarre. Et surtout Delerue, très méritant car venant d’une famille très pauvre. Il était très doué. J’aime beaucoup sa musique pour Hiroshima, mon amour de Resnais.

Vous intéressez-vous toujours beaucoup à l’actualité ? Quel regard portez-vous sur l’évolution de la société ?

Henri Dutilleux : Attentif mais jamais militant. J’ai cru à un moment que je pourrais l’être comme certains de mes amis, mais non… La politique m’intéressait vers la fin de la guerre d’Indochine. Il y avait de tels dégâts dans la façon dont nous étions dirigés. Jusqu’à l’arrivée de Mendès France. Lui m’avait passionné. Son attitude ! J’étais très mendésiste. Il amenait quelque chose. 7 mois et 17 jours au pouvoir comme on disait. Et puis il a été renversé de façon ignoble !

Vous êtes resté mendésiste ?

Henri Dutilleux : Oui avec le regret qu’il ne soit pas revenu par la suite. C’était un vrai républicain.

Propos recueillis par Yves Riesel et Marc Zisman en janvier 2007