Le compositeur japonais, pionnier des musiques électroniques, mordu de pop et virtuose de la bande-son de cinéma, a succombé à un cancer le 28 mars 2023 à 71 ans, laissant un héritage immense.

En entamant son premier trimestre à la Tokyo University of the Arts en 1970, Ryuichi Sakamoto avait sous le bras une formation de pianiste classique, et surtout des affinités particulières avec les compositeurs les plus audacieux de leur époque, Claude Debussy et John Cage. A ce moment, il envisageait probablement de travailler dans le domaine musical – il a étudié l’ethnomusicologie – et de se produire occasionnellement sur scène. Ce fut en fait le point de départ d’un demi-siècle d’une production si extraordinaire et novatrice qu’elle a profondément transformé la musique, de multiples manières.

Son travail révolutionnaire aux côtés d’Haruomi Hosono et Yukihiro Takahashi au sein du Yellow Magic Orchestra eut autant d’influence que celui du groupe allemand Kraftwerk (mais en nettement plus amusant), apportant des éléments sur lesquels hip-hop, dance music et électro progressive s’appuieront pendant plusieurs décennies. De même, ses partitions pour salles obscures établirent un modèle d’une richesse et d’une complexité allant à l’encontre des fonds sonores grandiloquents privilégiés par de nombreux compositeurs de cinéma. Parallèlement, Sakamoto entretint un dialogue vigoureux et diversifié avec un large éventail de styles musicaux, de la bossa-nova à la pop dancefloor en passant par l’électronique d’avant-garde et autres projets commerciaux sans scrupules (il a notamment accepté le cachet proposé par Nokia pour la conception de sonneries de téléphone en 2005). Tout cela en affinant et révisant sa relation avec son instrument : le piano.

Vu l’étendue prise par l’œuvre de Sakamoto au fil des ans, ce Grand Angle délaisse l’approche chronologique au profit d’une organisation par styles, ne mettant en lumière que quelques-uns des nombreux domaines qu’il marqua de son empreinte.

La techno avant l’heure

Si Ryuichi Sakamoto avait pris sa retraite au terme des cinq premières années de sa carrière musicale, il aurait marqué l’histoire comme l’un des artistes les plus influents du XXe siècle, grâce à son travail révolutionnaire avec le Yellow Magic Orchestra et à la synthpop créée au début de sa propre activité solo. Formé en 1977 avec ses collègues musiciens de studio Haruomi Hosono et Yukihiro Takahashi (lesquels avaient tous deux beaucoup plus d’expérience professionnelle que lui – Hosono dans le groupe emblématique Happy End, Takahashi au sein du tout aussi légendaire Sadistic Mika Band), le Yellow Magic Orchestra s’est appuyé sur la technologie émergeant de l’économie industrielle japonaise en pleine expansion pour créer une musique aussi innovante et intelligente qu’accessible.

Entre élégance conceptuelle, audace expérimentale et fun avant-gardiste, la philosophie du groupe eut une influence durable sur la dance music, le hip-hop et l’électronique d’avant-garde – qu’il s’agisse de Technopolis écrit par Sakamoto, qui posait les bases de la techno de Detroit, ou de la première utilisation au disque d’une Roland TR-808 sur BGM (1981). Le Yellow Magic Orchestra est peut-être aussi le seul groupe à avoir écrit une chanson pour une publicité Seiko (Behind the Mask) qui sera plus tard enregistrée par Michael Jackson et vaudra un petit succès à Eric Clapton. L’œuvre solo de Sakamoto à cette époque – notamment la chanson proto-électro Riot in Lagos de l’album B-2 Unit (1980) et l’électronique progressive de The End of Asia sur Thousand Knives (1978) – eut presque autant d’influence. Malgré la dissolution du YMO au milieu des années 80, les musiciens continuèrent à collaborer dans différentes formations (notamment sur Chasm de Sakamoto en 2004) jusqu’à la mort de Takahashi en 2023.

Ryuichi Sakamoto and David Bowie in Nagisa Ōshima’s Merry Christmas, Mr. Lawrence (1982)
Photo © Pictorial Press Ltd / Alamy Stock Photo
Ryuichi Sakamoto et David Bowie dans "Merry Christmas, Mr. Lawrence" (1982) © Pictorial Press Ltd

La plongée dans le cinéma

Sakamoto n’a bien sûr pas arrêté la musique après le YMO. Juste au moment de la dissolution du groupe, on lui propose de jouer un rôle et de composer la BO du film Merry Christmas Mr. Lawrence. de Nagisa Ōshima. Il s’agit en fait de sa deuxième partition pour le cinéma ; la première étant celle de Daijōbu, My Friend de Ryu Murakami, avec Peter Fonda dans le rôle principal (une parodie d’histoire de superhéros seulement sortie au Japon en 1983, et dont la distribution comprenait également Yukihiro Takahashi, batteur de l’YMO, dans le rôle d’un gardien de prison). Si son incarnation du capitaine Yonoi, commandant du camp de prisonniers de guerre obsédé par le major britannique Jack Celliers (interprété par David Bowie) est remarquable, elle n’a pas soulevé le même enthousiasme que sa musique.

Il reçut en effet un BAFTA pour son travail sur la bande-son du long-métrage, dont la chanson Forbidden Colours avec David Sylvian connut un petit succès. Message reçu pour Sakamoto qui, plutôt que de se chercher d’autres rôles à l’écran, plonge tête baissée dans la composition pour le cinéma. Son travail a été salué pour trois films de Bernardo Bertolucci – Le Dernier Empereur (Oscar), Un Thé au Sahara (Golden Globe) et Little Buddha (nomination aux Grammy Awards) – et pour The Revenant d’Alejandro G. Iñárritu (nomination aux BAFTA). Sur quarante ans de production cinématographique, la qualité a évidemment connu des hauts et des bas, mais parmi ses pages les moins connues, il faut noter la déchirante BO de Nagasaki : Memories of My Son de Yoji Yamada (2015), première œuvre sur laquelle il plancha après sa guérison d’un cancer de la gorge.

Sakamoto n’eut de cesse, tout au long de sa carrière, de revenir à ses racines de pianiste et à sa connaissance approfondie du répertoire classique. En 1998, son album pour piano solo BTTB (Back to the Basics) illustre parfaitement cette idée, tandis que d’autres disques plus récents, comme 12 (2023), le voient mêler son clavier à des touches ambient. Composer, jouer et réviser des thèmes a toujours été au cœur de son approche des partitions et des bandes-son, et de nombre de ses réalisations en solo. En 1998, Playing the Orchestra fut une de ses premières véritables collaborations avec un orchestre au complet – l’album documentait un concert avec l’Orchestre symphonique de Tokyo interprétant certains de ses morceaux cinématographiques les plus connus (Where is Armo ?, Merry Christmas Mr. Lawrence). L’enregistrement original de cette aventure n’est malheureusement pas disponible en streaming. Mais il en reprit plus tard le concept dans Playing the Orchestra 2013 où, en partant de la captation de plusieurs concerts avec l’Orchestre philharmonique de Tokyo, Sakamoto put choisir parmi deux décennies de répertoire supplémentaires. Gravé en studio, 1996 lui permit de revisiter une grande partie de ce même fonds, cette fois en compagnie d’un quatuor à cordes.

Ryuichi Sakamoto (2023)
Ryuichi Sakamoto © zakkubalan

On lui doit également deux albums Playing the Piano (en 2009 et 2021), centrés sur des interprétations intensément dynamiques, au piano seul, d’extraits de musiques de film. Il a même collaboré avec Shiro Takatani sur un opéra, Time, en 2021. Sakamoto a également exploré les aspects les plus avant-gardistes de son instrument. Qu’il s’agisse d’œuvres ambient glitch en collaboration avec Christian Fennesz, d’une série d’albums vraiment stimulants avec Alva Noto à partir de Vrioon en 2002, ou de travaux en solo comme async en 2017.

Ryuichi Sakamoto & Iggy Pop - Risky

A.M.V.

Sakamoto n’a jamais oublié que, dans « synthpop », il y avait « pop » et, pendant une bonne partie de sa carrière – malgré son travail de compositeur pour le cinéma et de claviériste d’avant-garde –, il n’a jamais cherché à résister à son inclination pour le genre. Avec le sulfureux et pan-globaliste Neo Geo de 1987 (qui comprenait des guests comme Iggy Pop, Sly Dunbar, Bootsy Collins et Tony Williams), il a donné le coup d’envoi d’une série d’albums collaboratifs extrêmement cool comme Beauty (1989) (avec une incroyable brochette composée de l’ex-protégée de Prince, Jill Jones, avec Robert Wyatt, Arto Lindsay, Brian Wilson et Youssou N’Dour), Sweet Revenge (1994), avec cette pochette sur laquelle Sakamoto porte un boa à plumes jaune et des invités comme Holly Johnson de Frankie Goes to Hollywood ou Towa Tei de Deee-Lite, et la sophisti-pop de Smoochy (1995). Il reviendra plus tard à des formes pop, mais de manière plus nostalgique, comme sur cette collaboration de 2010 avec la légendaire chanteuse de pop urbaine Taeko Onuki ou sur une série de disques de bossa-nova comme A Day in New York et Casa, enregistrés avec Jaques Morelenbaum.

Ryuichi Sakamoto : interview Qobuz

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