Dès 2001, les Black Keys ont rappelé à la Terre entière d’où venait vraiment le blues, virant tout gras apparent et solos superflus. Du sauvage, du brutal, du minimaliste et du cru joué seulement à deux. Un style unique que Dan Auerbach et Patrick Carney ont réussi à faire évoluer sur deux décennies sans jamais vendre leur âme au diable, invariablement posté en embuscade au carrefour du delta du Mississippi. La preuve en dix chansons, juste avant leur concert au Zénith de Paris le 18 juin.

I’ll Be Your Man (The Big Come Up – 2002)

Dès leur premier album paru en mai 2002, les Black Keys naviguent sur le terrain de l'économie et de l'essentiel. Plus précisément même sur une épure (ils ne sont que deux : Dan Auerbach pour le chant et la guitare, Patrick Carney pour la batterie) et une radicalité (deux micros branchés sur un 8 pistes installé dans leur cave) qui ont propulsé leurs aînés de trois ans les White Stripes vers les sommets et que les Keys manient avec encore plus de respect pour une certaine tradition blues. Mais pas n’importe laquelle. Ce I’ll Be Your Man (comme tous les titres de The Big Come Up) est l’héritier de ce blues sale, rageur, violent, sexuel et brut cher aux aînés Junior Kimbrough, R. L. Burnside et surtout au maître Howlin’ Wolf. Auerbach – seulement 22 ans – braille d’ailleurs avec la même radicalité que le mythique et génial Loup hurleur. Le blues anti-Clapton en quelque sorte, là pour dynamiter le vernis, les enluminures et tout ce qui pourrait rendre le genre trop chatoyant. Un juke joint délabré sur la porte duquel le taulier aurait gravé en lettres de feu « pas de solos ! ». Il y a surtout plus d’énergie, de vérité et de rock’n’roll dans ces Black Keys des débuts que dans tous les groupes alors supposés blues. Et de la soul qui pue le sexe aussi comme ce grivois I’ll Be Your Man s’acharne à le marteler.

Have Love Will Travel (Thickfreakness – 2003)

Dès leur deuxième album, les Black Keys insistent sur ce qui n’en fait pas des White Stripes bis. Toujours et encore ce blues underground de bar glauque et de bordel minable. Toujours l’héritage Muddy Waters/Howlin’ Wolf mais copieusement filtré au rock garage. Qui dit garage dit les Sonics, groupe 60's culte de Tacoma, près de Seattle, dont Auerbach et Carney revisitent ici l’un des hymnes les plus célèbres, Have Love Will Travel (en fait une chanson de Richard Berry, auteur également de Louie Louie) dans une version marécageuse et moins stridente que l’originale. La guitare d’Auerbach est connectée à une pédale fuzz préhistorique qui rend la chanson encore plus chamanique. Surtout, les Black Keys peaufinent ici un style et un son qui ne ressemblent qu’à eux, aidés par le chant sans filtre d’Auerbach lustré au papier de verre. Comme une symphonie des tripes échappées de la sono d’un juke joint du Mississippi branché sur 2 000 volts. Beau tour de passe-passe pour des kids venus d’Akron, en plein Ohio industriel…

The Lengths (Rubber Factory – 2004)

Dan Auerbach ne crie pas. Sa guitare ne découpe aucun corps. Et Pat Carney n’abat aucun mur. Oui les Black Keys savent très bien sortir de leur zone de confort et The Lengths laisse entrevoir une vulnérabilité rare chez le tandem d’Akron. Slide à peine rouillée et profondément poétique, voix fragile, paroles confession, ce titre ovni illumine Rubber Factory. Comme la reprise des Kinks, Act Nice and Gentle, autre temps fort de ce troisième album, The Lengths n’est ni une excuse, ni un bouche-trou mais une chanson qui affiche les ambitions sonores des Keys, conscients qu’ils ne peuvent se contenter de leur simple statut de rois du blues garage lo-fi ad vitam eternam. Un titre charnière dans Rubber Factory, sans doute leur premier disque conçu comme un vrai album, avec début, milieu et fin, et pas une simple enfilade de perles… Enfin, loin de ses habituelles morsures à la Howlin’ Wolf, le chant plaintif de Dan Auerbach sur The Lengths est touchant de sincérité.

Keep Your Hands Off Her (Chulahoma: The Songs of Junior Kimbrough – 2006)

Comme pour authentifier leur marque de fabrique, Auerbach et Carney consacrent ce mini-album Chulahoma à un seul répertoire, celui des chansons de l’une de leurs idoles, feu Junior Kimbrough, voisin (en plus soul) de R. L. Burnside, et dont les derniers albums sortiront chez Fat Possum, le label qui abrite justement les débuts des Keys. Un Kimbrough déjà célébré par les duos sur l’album tribute Sunday Nights – The Songs of Junior Kimbrough. « À 18 ans, raconte Auerbach, j'écoutais en boucle son Sad Days Lonely Nights. C'est un album de guitare étonnant qui file la chair de poule. Il était très difficile à trouver et j'en étais dingue. Je séchais les cours et je jouais de la guitare toute la journée dans ma chambre en l'écoutant. Ensuite, j'ai abandonné la fac mais j'ai continué à jouer de la musique. » Ouvrant les hostilités, Keep Your Hands off Her plante le décor et les conceptions de Kimbrough. Mais cette intro fusionne avec les cinq reprises qui suivent. Des chansons qui semblent n'en faire qu'une. Comme un long raga blues s'enroulant autour du rythme construit avec génie par la batterie de Carney. Une transe unique, jamais balisée de solos superflus, qui met l'ouïe et le corps sous hypnose.

Same Old Thing (Attack & Release – 2008)

En installant Brian Burton alias Danger Mouse, producteur plutôt habitué à la planète rap, derrière la console d’Attack & Release, les Black Keys s’éloignent volontairement un peu plus du périmètre blues garage dont ils maîtrisent chaque recoin. Dans cet album ambitieux sorti en avril 2008, Same Old Thing et sa flûte vaguement jazz et psyché (jouée par Ralph Carney, l’oncle de Pat) compte parmi les envies d’ailleurs affichées par le duo de l’Ohio. Envies incarnées par des œillades lancées aussi bien en direction du classic rock que de la soul ou du rock psychédélique. Ici, la trame de la chanson est assez traditionnelle. Le beat plutôt minimaliste. La guitare aussi. Mais Dan Auerbach fait progressivement monter la tension par ses incantations comme héritées d’un Led Zeppelin lo-fi. En martelant, « just the same old thing, just the same old thing », il veut nous faire croire que c’est une énième giclée de pur Black Keys vue et revue, alors que son groupe transforme progressivement son juke joint en établissement plus classe. Mais, heureusement, pas pour autant en bar lounge.

Howlin’ for You (Brothers – 2010)

Ils ont beau toujours n’être que deux, les Black Keys ont désormais le monde entier à leurs pieds. Grâce à Brothers, leur statut de combo indie n’est plus qu’un vieux souvenir et les stades peuvent les accueillir à bras ouverts. La période est pourtant chaotique entre les deux hommes. Auerbach a sorti son premier album solo sans jamais vraiment avoir prévenu Carney, qui, lui, patauge en plein divorce. Dans les oreilles pourtant, le gombo qu’ils mijotent a conservé son authenticité et ses ingrédients d’origine. Howlin’ for You incarne parfaitement ce pont tendu entre raisons et valeurs, sur lesquelles Auerbach et Carney ont construit leur duo, et entre maturité et professionnalisme, contre lesquels ils adossent désormais leur blues frontal. Sur un beat volé au Rock & Roll de Gary Glitter et boosté par une basse maousse ultra-saturée, cette chanson, qu’on jurerait être une reprise, propulse les canons du blues sur une autre planète. Cette sonorité fuzz et la voix presque joviale d’Auerbach apportent une vraie originalité à un titre qui aurait pu faire bailler. Les Keys ont peut-être été inspirés par les studios de Muscle Shoals en Alabama, Mecque de la soul 60's où ils ont mis en boîte Brothers. Et c’est sans doute la rencontre avec Danger Mouse sur leur précédent disque qui a enrichi leur syntaxe musicale et tout simplement leur conception de la production et de l’utilisation d’un studio d’enregistrement. C’est d’ailleurs à peu près à la même époque qu’Auerbach multipliera ses piges comme producteur de nombreux artistes aussi différents que Jessica Lea Mayfield, Nathaniel Mayer, Dr. John, Reigning Sound ou Bombino.

Tighten Up (Brothers – 2010)

Sifflez, le tour est joué ! Les célèbres premières secondes de Tighten Up font de ce single extrait de Brothers un classique instantané et surtout l’un de leur plus gros succès à ce jour. Un pur hit qui se retrouvera aussi bien dans un épisode de Gossip Girl que dans une pub pour Subaru. Un groove bien funky, sale et poisseux comme il faut, porte à bout de bras cette chanson éloignant un peu les Black Keys de leur ADN purement blues. C’est le seul titre de l’album produit par Danger Mouse et ça s’entend ! Même la voix d’Auerbach a plus à voir avec celle d’un soul brother de chez Stax que d’un vieux bluesman du Delta. Aux deux tiers de cette chanson narrant l’amour d’un homme pour une femme pas vraiment intéressée, Tighten Up lâche le tempo funky pour un groove plus classiquement rock et hypnotique. Et l’air de rien, comme toujours chez les Keys, le beat de Pat Carney reste l’épine dorsale du morceau. « Ma partie de batterie sur Tighten Up, c’est un peu ma version merdique de celle de Vitamin C de Can », dira-t-il au magazine Mojo. « Dan a ajouté une idée de riff de guitare et tous les deux, on a pensé à cette intro sifflée. Une fois en boîte, la chanson est restée de côté durant un mois et demi. Si on nous avait dit qu’elle cartonnerait autant en radio… »

Lonely Boy (El Camino – 2011)

Ils vénèrent l’histoire du rock’n’roll et du blues, le font savoir, reprennent tous types de chansons (Beatles, Dylan, James Gang, Captain Beefheart, R.L. Burnside, etc.) et le succès ne les détournera jamais de cette route : somptueuse introduction à leur septième album studio, Lonely Boy abat sur la table ces marqueurs qui font la gloire des Black Keys. Un single construit selon Dan Auerbach sur le riff de la version de Johnny Burnette de Train Kept A-Rollin’ rendue presque mystique par des chœurs inattendus. Confortablement installés dans le flambant neuf Easy Eye Sound, le studio qu’Auerbach vient de se construire à Nashville, les deux hommes retrouvent ici leur ami Danger Mouse qui avait produit Attack & Release trois ans plus tôt. « Il sait nous pousser à faire des choses qu’on ne ferait pas habituellement. » Résultat : un éclectisme plus assumé comme ces guitares façon T. Rex qui donnent des teintes glam à ce Lonely Boy et au reste d’un disque puisant son inspiration dans le rock'n'roll tripal des Cramps et des Clash comme dans des sonorités plus heavy où les guitares font la loi et les chœurs apportent une vitale touche de soul.

Fever (Turn Blue – 2014)

En janvier 2013, les Black Keys font une pause au milieu de leur tournée El Camino, au Key Club de Benton Harbor dans le Michigan. Un studio d’enregistrement doté d’une console Flickinger construite pour Sly Stone. Dans ce lieu que leur ont recommandé les Kills, ils enregistreront trois chansons pour leur futur album Turn Blue : Gotta Get Away, It's Up to You Now et cette Fever qui porte bien son nom. Premier single extrait de ce huitième album studio, voilà un trip néo-psyché ultra-groovy qui n’aurait pas fait tache sur le premier album de MGMT. Avec sa mélodie bien catchy, Fever prouve aussi que les Keys savent faire dans le tubesque en cachant légèrement leurs guitares derrière quelques claviers vintage. Danger Mouse emballe le tout dans une production « hymne de stade » en prenant soin de rendre la batterie de Carney moelleuse à souhait. Une chanson qui s’extrait facilement du reste du plus éclectique et du plus pop des albums des Black Keys, sur lequel on trouve également Weight of Love et son intro à la Pink Floyd.

Eagle Birds (Let’s Rock – 2019)

Une décennie après avoir quitté leur Ohio natal pour Nashville et cinq ans après Turn Blue (le split était proche), les Black Keys reviennent aux affaires avec Let’s Rock, sorte de retour à la source d’un rock’n’roll dans les veines duquel le sang blues est en ébullition. Logiquement, la guitare électrique y est célébrée de la première à la dernière minute. Bref, le titre du disque ne ment pas… Dans les oreilles, Let’s Rock passe en revue tous les bons gros sons de guitares 70′s qu’ils vénèrent, de Glenn Schwartz et Joe Walsh du James Gang à Billy Gibbons de ZZ Top, en passant par Stealers Wheel, T. Rex et Blue Öyster Cult. Eagle Birds est le pont tendu entre ces références typées et le blues éternel qui les animent depuis toujours. Inspirée d’Eagle Bird, chanson composée en 1980 par la guitariste du Delta Jessie Mae Hemphill, elle renferme un bref solo incisif d’Auerbach. Une courte séquence jouissive à la sonorité sale comme il faut. « Tout le disque est un hommage à cet instrument. On a adopté une approche simple et surtout éliminé tout le gras comme on le faisait auparavant. » À l’os !