Rare à la scène, le grand pianiste Henri Barda donne un récital Ravel et Chopin au Cloître des Jacobins, à Toulouse, le 4 septembre. Un événement.

Mardi 4 septembre, Henri Barda est en récital toulousain, à 20h, au Cloître des Jacobins. Pour ce concert, le pianiste jouera Ravel (Valses nobles et sentimentales, Sonatine, Le tombeau de Couperin) et Chopin (24 Préludes op.28). Un événement pour ce grand musicien rare au disque et à la scène…

Il est sans doute le secret le mieux gardé du piano français. Dans les années 70, ses sonates de Chopin parues chez Calliope et encensées par la Tribune des critiques de disques sur France Musique, avaient créé la sensation. Mais d'ou pouvait bien venir ce discours musical si puissant et si doux, si évident et si convaincant ? En octobre dernier paraissait sur le label Sisyphe un récital Brahms, Beethoven et Chopin (un disque Qobuzissime !), enregistré en 2008 à Tokyo, par ce pianiste unique : Henri Barda.

Une enfance au Caire, un maître nommé Ignace Tiegerman, une parenthèse new-yorkaise, des collaborations intenses avec le compositeur Olivier Greif, il aime résumer sa vie par un conseil burlesque : « Si vous avez passé vingt ans à chercher en vain la solution à un problème, c’est que vous ne l’avez pas attaqué de la bonne façon. Continuez ! »

C’est sans doute dans le livret de ce récital tokyoïte (© Sisyphe 2011 – Reproduction interdite) que Barda parlait de sa propre saga avec le plus d’intensité :

« Je suis né au cœur du Caire de Farouk, dans une famille de musiciens, même s’ils n’en avaient pas fait leur métier. Au tout début des années trente, un magnifique pianiste polonais, Ignaz Tiegerman, fuyant l’humidité européenne à cause de son asthme, et plus tard pas mécontent d’avoir mis grâce à cela une mer entre lui et les nazis, s’y était établi et y était resté. Petit de taille, mince, élégant et distingué, cet élève de Friedman et de Leschetitsky avait fait assez rapidement la conquête d’une petite société cosmopolite de mélomanes, à l’usage de laquelle il avait fondé un conservatoire.

On m’a mené chez lui enfant. Je me revois lui jouant ce jour-là le thème principal du Lac des Cygnes. Il m’a confié à Sela Menaszes, dont on disait beaucoup de bien. C’est elle qui s’est occupée de moi avec affection pendant une dizaine d’années, sous le regard aigu du maître, qui m’entendait régulièrement dans les auditions d’élèves. Ma mère a été sa secrétaire pendant deux ans. Durant cette période, je le voyais tous les jours. Il s’amusait à me faire improviser ou jouer la musique des films que j’avais vus. Quand il devait travailler pour un concert, il fallait se tenir à distance : il ne supportait plus personne. Je me cachais derrière les meubles. Ce n’est que quand l’affaire de Suez a mis à mal notre séjour dans le pays, que Tiegerman m’a donné quelques vrais cours. Mais je suis allé passer une semaine avec lui quelques années plus tard dans son chalet à Kitzbühel dans le Tyrol, joyeuses retrouvailles, cuisine de sa propre main et longues séances de pianotage. Si j’ai subi son influence, plutôt que par son enseignement, c’était de le voir circuler sur le clavier, avec un phrasé complètement sûr, comme un poisson dans l’eau.

Mes parents et moi sommes venus à Paris. J’ai travaillé avec Lazare Lévy de 1957 jusqu’à sa mort en 64. C’était un grand maître à l’ancienne. La dignité et la probité absolue qui étaient si frappantes dans son maintien et sa conversation se retrouvaient tout naturellement dans son enseignement. Il aimait que l’on joue droit et simple. Il était un rempart contre les facilités expressives, et détectait infailliblement les emprunts faits au génie des autres. Ses critiques et ses conseils étaient si indiscutables qu’on pouvait avec la même confiance ajouter foi à ses compliments. Je l’adorais.

A sa suggestion, tout en continuant à le voir, je me suis présenté au Conservatoire de Paris chez Joseph Benvenuti, un autre grand seigneur, la bonté même. En deux ou trois mots, il savait vous remettre sur la bonne voie. C’est lui qui m’a fait donner mon tout premier récital, dans la jolie salle du Conservatoire d’Art Dramatique. Il a disparu trois ans plus tard, bien trop tôt. Il avait pour assistante Madeleine Giraudeau, toujours pimpante et souriante, à laquelle je me suis vite attaché. Chacun de ses élèves pouvait se croire son préféré. Nombre de solutions pratiques émergeaient de derrière la fumée de ses cigarettes. En période d’examens, elle m’emmenait parfois avec son mari et sa fille pour des weekends campagnards. Quand nous n’étions pas au piano, dûment bottés, nous faisions de longues marches entre champs et forêts de l’Eure-et Loir. J’ai continué à aller la voir assez souvent par la suite. En sortant de chez, elle les yeux me piquaient, mais elle m’avait rasséréné. J’ai eu le Premier Prix de Piano en deux ans, et celui de Musique de Chambre l’année suivante chez Jean Hubeau.

J’ai vécu à New York de 1967 à 71 comme étudiant boursier à la Juilliard School, entre autres dans la classe de piano de Beveridge Webster, un ancien de chez Nadia Boulanger à Fontainebleau. Il avait connu Ravel.

En même temps, je prenais des cours avec Carlos Buhler, une autorité musicale de New York de cette époque, élève de Busoni et Cortot, et autrefois assistant du célèbre Tobias Matthay à Londres. Il n’est pas facile de résumer sa manière d’enseigner, qui ne semblait pas découler de principes qui auraient pu s’appliquer partout, mais de l’examen même des textes, élément par élément. Je lui en savais gré. Mais il en démontait si méticuleusement tous les aspects tant musicaux que techniques que j’avais parfois un certain mal à oser remettre en route devant lui une ligne de musique qu’il avait ainsi disséquée. J’utilise encore aujourd’hui les doigtés surprenants que je tiens de lui. Carlos Buhler était très amusant, très sensible, il avait tout lu, avait tout retenu, et parlait toutes les langues de Babel. Une amitié est née. Quand je lui jouais du piano dans son grand studio un peu délabré de Madison Avenue où il vivait seul au sommet d’un escalier très raide, entouré des peintures de son ami Earl Stroh, il m’emmenait ensuite dîner.

Mon diplôme en poche, je me suis arraché à New York à grand-peine et je suis revenu à Paris. Passage à vide. Je n’étais plus un étudiant, et je n’avais pas encore compris qu’on le reste jusqu’au bout. Les choses ont finalement démarré peu à peu. J’ai joué plusieurs fois avec le Nouvel Orchestre Philharmonique, et en récital dans des académies et des festivals, parfois seul, parfois avec des partenaires pour la plupart connus. J’ai enregistré quelques disques : la musique de chambre avec piano de Ravel, les œuvres pour violon et piano de Liszt, les trios pour cor de Brahms et Ligeti, les sonates de Chopin…

Je suis allé passer une audition auprès de Jerome Robbins, que chacun connaît à cause de West Side Story, mais dont j’avais vu et admiré toutes les chorégraphies classiques au New York City Ballet. Il m’a confié en dix minutes d’un tête-à-tête terrifiant la création de son ballet In the Night à l’Opéra de Paris. Ça ne s’est pas arrêté là, car m’ont été proposés quelques mois plus tard, un à un puis tous à la fois, ses autres ballets sur Chopin, les bouleversantes Dances at a Gathering, splendide équivalence visuelle de la musique ; bien plus tard, Other Dances. Ce dialogue orageux avec la danse s’est étendu de façon intermittente sur un grand nombre d’années, à Garnier mais aussi en tournées lointaines. De son vivant je n’ai jamais été remplacé, pas même en répétition, et il y en avait des centaines, et pourtant, sans que j’y puisse rien, nos rapports étaient tendus. Ce génie pouvait être infernal.

J’ai été un défenseur de la première minute de la musique de mon ami Olivier Greif, dont j’ai donné la première exécution de la Sonate dans le Goût Ancien, et, en duo avec lui, du Tombeau de Ravel puis de la Petite Cantate de Chambre. Après sa consternante disparition, j’ai eu le privilège de jouer son chef-d’œuvre, les Chants de l’Âme, avec leur créatrice la soprano anglaise Jennifer Smith.

Lors de mon premier séjour à Tokyo en 1981, j’ai joué le second concerto de Chopin à la télévision avec l’orchestre de la NHK. Je retourne régulièrement au Japon pour y jouer ou y enseigner. Le programme du récital du 18 Décembre 2008 constitue l’enregistrement publié ici. Il est composé en grande partie d’œuvres très connues. Certaines forment le noyau même du répertoire du piano. C’est que, paradoxalement, je ne trouve pas décourageant de me confronter inlassablement à ce qui a occupé tant de générations de pianistes. Me conformant en cela à une des recettes du bonheur que l’on trouve sous plusieurs formes (j’en invente une) dans certains manuels américains humoristiques : « Si vous avez passé vingt ans à chercher en vain la solution à un problème, c’est que vous ne l’avez pas attaqué de la bonne façon. Continuez ! ». Un conseil burlesque que l’on n’a pas eu besoin de me donner, mais que j’ai suivi aveuglément et qui, d’ailleurs, résume assez bien la vie que j’ai menée jusqu’ici.

Enfin, j’ai tenu une classe de piano au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris pendant douze ans. »

Écoutez notre rencontre-podcast avec Henri Barda

Le site de Piano aux Jacobins

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