En 2023, on célèbre les 90 ans de la naissance et les 20 ans de la disparition de Nina Simone. Alors que Decca sort le 21 juillet un live inédit de 1966 à Newport, Qobuz revient sur les combats menés par la chanteuse et pianiste américaine tout au long de sa carrière.

La scène est assez sidérante. Au Montreux Jazz Festival, Nina Simone, au piano, commence à chanter Stars avant de s’interrompre au bout de quelques secondes en scandant à plusieurs reprises « Sit down ! ». Un combat supplémentaire, certes pour une simple spectatrice indisciplinée, mais tout de même, un de plus parmi des dizaines d’autres. Nous sommes en 1976 et Eunice Kathleen Waymon, plus connue sous ce pseudonyme de Nina Simone, 43 ans, vient de quitter le Liberia, où elle s’était exilée durant plusieurs années, pour s’installer en Suisse et se refaire financièrement. Comment en est-on arrivé là ? Et pourquoi est-elle à ce point intransigeante et de plus en plus ingérable ? Son aura a beau être intacte, les quatre décennies passées sur Terre ont souvent été synonymes de chemin de croix. Seule contre tous. Isolée parmi les Blancs mais aussi les Noirs…

Celle qui voit le jour le 21 février 1933 à Tryon, un trou perdu de Caroline du Nord, est la sixième d’une famille très pieuse de huit enfants, minée par la crise de 1929. Dès 3 ans, Nina s’attaque au piano qu’elle joue principalement à l’église. Une véritable obsession qui lui fait donner son premier récital classique à 12 ans. Lors de ce concert, ses parents installés au premier rang doivent céder leurs chaises à un couple blanc et déguerpir au fond de la salle. Nina exige qu’ils reprennent leurs sièges face à elle, sans quoi elle ne jouera pas ! La future militante du mouvement des droits civiques a déjà compris que la ségrégation gangrène la société américaine et lui compliquera la vie. Car son obsession n’est que la musique savante et rien d’autre.

Mieux, Nina Simone veut être la première concertiste classique noire de l’histoire des États-Unis. D’écoles strictes en pensionnats pour enfants surdoués, elle grimpe les échelons et rêve de parfaire son éducation musicale au mythique Curtis Institute de Philadelphie. Mais la formation pour y entrer, qui se déroule à la Juilliard School of Music de New York, tourne court et la jeune fille, seule Noire de sa promotion, n’est pas reçue. Nina, persuadée que c’est la couleur de sa peau qui l’empêche d’intégrer l’établissement, baisse les bras et commence divers petits boulots pour subvenir à ses besoins, ceux de sa famille et se payer des cours privés de piano. Le soir, elle se produit dans les bars, souvent miteux, contrainte de jouer ce que veut le public : des chansons, du blues, du jazz, bref tout sauf du classique ! Pour interpréter cette musique du diable (elle cache à sa mère la nature de son répertoire), elle adopte le pseudonyme de Nina Simone : Nina pour niña, petite fille en espagnol, et Simone pour Simone Signoret, qui l’a éblouie dans Casque d’or, le film de Jacques Becker.

C’est justement en étant contrainte de jouer cette musique qui l’intéresse peu que naît son style totalement unique : ces grands écarts entre jazz et classique et ces changements d’accords en plein morceau qui obligent ses complices, comme son fidèle guitariste Al Schackman, à la suivre quoi qu’il advienne. Son chant également. Une voix de femme avec la profondeur d’un baryton. Le public va progressivement tomber sous le charme de toutes ces singularités. Et plus particulièrement, en 1957, par sa relecture de I Love You Porgy, chanson de l’opéra de George Gershwin Porgy and Bess, qui figure sur son premier album Jazz as Played in an Exclusive Side Street Club (également sorti sous le titre Little Girl Blue) qui paraît en février 1959 sur le label Bethlehem. Le disque contient aussi My Baby Just Cares for Me, qui la réinstallera au sommet des charts des années plus tard, en 1987, grâce à une publicité pour Chanel…

Très vite, elle multiplie les concerts, même les plus prestigieux, sans jamais mettre d’eau dans son vin au goût si original. Comme à Newport en 1960, où elle mêle jazz et folk, assise sur un haut tabouret, tambourin en main, hypnotisant les festivaliers. Ce début des années 60 est aussi synonyme d’une rencontre marquante : Andrew Stroud, un ancien flic qu’elle épouse en 1961. Un New-Yorkais charismatique et impressionnant devant lequel personne n’ose broncher et qui devient son manager. C’est lui qui la propulse au sommet des charts, gère ses contrats et achète une immense demeure de 13 pièces à Mount Vernon, une ville du comté de Westchester aux abords de New York. Une fille, Lisa, naît de leur union en 1962 et Nina Simone prend à bras-le-corps son rôle de mère pendant qu’Andrew enchaîne les deals. « Papa fut le premier Puff Daddy », raconte Lisa Simone dans l’excellent documentaire consacré à sa mère, What Happened, Miss Simone ?, réalisé en 2015 par Liz Garbus. C’est lui encore qui assouvit son fantasme ultime en 1963 : se produire sur la scène mythique de Carnegie Hall. Malheureusement pour elle, ses promoteurs de concerts comme ses fans veulent l’entendre chanter ses chansons et non jouer Bach. Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser fugue et contrepoint dans son jazz et d’approfondir l’originalité de ses alliages.

Les cadences imposées par Andrew sont de plus en plus intenables. Tournées et voyages éloignent trop souvent Nina Simone de sa fille. Quant à la fatigue, elle engendre des colères chez la pianiste qui se sent traitée comme un cheval de course. « On a une carrière à gérer ! », lui rabâche un Andrew de plus en plus physique et carrément violent avec elle. L’amour qu’elle éprouve pour lui comme l’admiration qu’elle a pour son efficacité à faire sonner le tiroir-caisse n’empêchent pas la star d’être désormais une femme battue. Parfois jusqu’au sang ! L’Amérique aussi est en sang à cette époque et la ségrégation entasse ses morts. En 1963, deux événements vont modifier la trajectoire de la carrière de Nina Simone, de ses envies et de son comportement : le meurtre de Medgar Evers (militant assassiné le 12 juin par un membre du Ku Klux Klan) et l’attentat de l’église baptiste de la 16e rue de Birmingham (perpétré lui aussi par des membres du KKK et qui tua quatre jeunes filles le 15 septembre). Pour son arrivée chez Philips, label qui l’héberge entre 1964 et 1967, elle commence par un live à Carnegie Hall et devient l’une des voix majeures du mouvement pour les droits civiques. Pour preuve, la présence d’Old Jim Crow, Pirate Jenny, Go Limp mais surtout Mississippi Goddam, immense chanson qui referme ce disque et fait référence à ces deux terrifiants faits divers de 1963 entrés dans l’histoire de l’Amérique.

A partir de cet album In Concert, tiré de trois shows de mars-avril 1964, Nina Simone ne cherche plus à caresser l’oreille de son public dans le sens du poil. Elle est plus que jamais elle-même, scande, se scandalise, implore, défie, se recueille, interpelle et tente de comprendre la folie des hommes. Plus que sur tous ses autres disques de l’époque, elle apparaît ici dans toute sa singularité. Dans cette force vocale aride qui prend aux tripes et s’avère différente de celle de Billie Holiday, Ella Fitzgerald ou Sarah Vaughan. Rarement souffrance et liberté avaient résonné à l’unisson avec autant de force. Un parti pris qui irrite les programmateurs racistes de certaines radios du Sud du pays qui n’hésitent pas à renvoyer ses disques cassés à son label ! Non seulement Nina Simone prend désormais soin de chanter les droits des siens sur chacun de ses nouveaux albums, mais ses positions sont de plus en plus radicales : elle soutient la lutte armée prônée par Malcolm X et non le pacifisme de Martin Luther King !

Elle participe à tous les événements et meetings des activistes les plus virulents comme le militant Black Panther Stokely Carmichael, et fréquente les intellectuels les plus engagés comme le poète Langston Hughes, la dramaturge Lorraine Hansberry ou l’écrivain James Baldwin. Avec Four Women, elle choque en décrivant et stigmatisant les quatre stéréotypes de la femme afro-américaine. Une chanson elle aussi interdite par de nombreuses radios. En 1967, elle passe chez RCA Victor et enfonce le clou avec des hymnes comme Backlash Blues (composé avec Langston Hughes) où elle accuse le gouvernement d’augmenter les impôts, de geler les salaires et d’envoyer ses fils au Vietnam. Elle décide d’ailleurs de cesser de payer ses impôts, ce qui la conduira devant les tribunaux et la poussera à fuir son pays qu’elle baptise “United Snakes of America”, les “Serpents-Unis d’Amérique”… Plus aucun doute, Nina Simone est devenue LA voix du mouvement pour les droits civiques, celle qui pousse sa communauté à être curieuse, fière et digne.

Cet énième combat se retourne vite contre elle. Les concerts s’annulent à la chaîne, son mari lui interdit d’apprendre à se servir d’une arme à feu, sa famille demande de plus en plus de soutien financier, le fisc lui réclame des sommes délirantes… Nina Simone ne s’est jamais sentie aussi seule. Pire, son caractère est de plus en plus incontrôlable et ses propos parfois incohérents. En septembre 1970, elle jette l’éponge, quitte Andrew mais aussi son pays, direction La Barbade. Quatre ans plus tard, elle s’envole pour l’Afrique, au Liberia, accompagnée par sa fille Lisa. Une période qu’elle décrit dans le film What Happened, Miss Simone ? comme la plus heureuse de sa vie. Là-bas pourtant, son comportement déraille et Nina, l’ex-femme battue, bat à son tour sa propre fille. Une situation intenable qui pousse l’adolescente de 14 ans à retourner vivre chez son père aux États-Unis. Ses délires se multiplient – elle déclare détester jouer du piano depuis qu’elle a 4 ans – et ses ressources se tarissent. Elle a beau enregistrer quelques albums qui rencontrent un succès mitigé tant critique que public (It Is Finished pour RCA en 1974 et Baltimore pour CTI en 1978), son besoin d’argent la pousse à s’envoler pour l’Europe où elle espère que ses fans ne demandent qu’à la voir sur scène.

Direction la Suisse puis la France, où elle s’installe en 1981. Totalement ingérable, elle vit dans un appartement parisien qu’elle entretient mal et se refait une santé dans des petites salles comme les Trois Mailletz. Mal entourée, son come-back fait peu de bruit et les clubs peinent à se remplir. Mais Nina passe tout de même ces dernières années de sa vie à monter sur quelques scènes européennes (Londres, Montreux) et à signer quelques derniers albums (en 1982 Fodder on My Wings pour Carrère, en 1987 Let It Be Me pour Verve et en 1993 A Single Woman pour Elektra). Les démons la rongent mais la médecine l’aide à ne pas sombrer. Sa schizophrénie et sa bipolarité sont soignées au Trilafon, un antipsychotique très puissant. Sur scène, sa voix de grande prêtresse soul n’est plus tout à fait la même. Sa vie personnelle est un désastre, sa solitude est plus que jamais totale mais grâce à Chanel, le public se souvient à nouveau d’elle. En 1993, elle s’installe à Bouc-Bel-Air près d’Aix, alternant concerts aux quatre coins du monde (São Paulo, Seattle, Marciac…) et crises de démence (elle met le feu à sa maison, tire sur un voisin…). Le 21 avril 2003 enfin, elle perd une bataille de plus, contre un cancer du sein. Deux jours plus tôt, pourtant, Nina Simone en avait remporté une. Et de taille : le Curtis Institute de Philadelphie, qui l’avait recalée dans sa jeunesse, lui attribuait enfin un diplôme honoraire.