Trois albums en deux ans auront suffi à Big Star pour entrer au panthéon du rock’n’roll. Négligé en son temps, au début des années 70, le groupe d’Alex Chilton et Chris Bell est considéré depuis comme l’un des plus influents du genre.

Ovni de l’histoire du rock’n’roll, coincé entre ses phobies pop (Beatles - Beach Boys - Kinks), ses racines sudistes de Memphis (la soul du label Stax) et les marottes personnelles de son leader Alex Chilton (la musique classique mais surtout le jazz), Big Star occupe une place de choix parmi ceux qu’on qualifiera de groupes cultes. Le temps a heureusement rendu justice à cette formation éphémère, improbable comète ayant traversé le ciel du rock américain au début des années 70…

Aux commandes, un brillant et antinomique tandem composé d’Alex Chilton et de Chris Bell, lequel quittera le navire après #1 Record, premier album paru en juin 1972. Chilton n'est pas un bleu et son groupe les Box Tops a décroché quelques hits, notamment The Letter en 1967… Rêvant de devenir des Lennon/McCartney américains, Chilton et Bell alignent des chansons démentielles, énergiques à souhait, adossées contre des guitares puissantes (le furieux cataclysme de Don’t Lie to Me) mais jamais incontinentes. Cette power pop est surtout impeccablement mise en son et en forme (Radio City, l’album suivant, sans Bell, et donc totalement contrôlé par Chilton, sera nettement plus brut) et sa production signée John Fry, boss du studio Ardent et du label du même nom, est au service de chaque idée musicale. Ce technicien atypique fut l'un des premiers à équiper son studio d'un 16 pistes et sa contribution à la musique de Big Star fut essentielle. C'est par exemple lui qui revient la nuit, dans sa tannière électrique, pour faire des overdubs sur les enregistrements de l'après-midi. Côté harmonies, c’est le nirvana sans jamais que les rives du mièvre ne soient franchies. Mais c’est surtout l’éclectisme de ce premier album qui impressionne. Cette capacité à passer, avec aisance et classe, d’une pop de conte de fées à du rock’n’roll brutal et cérébral. Si les Beatles fascinent Chilton et Bell, et si les comparaisons avec Badfinger et les Raspberries ne sont pas scandaleuses, on trouve aussi des traces californiennes des Byrds ou de Moby Grape. A sa sortie, la critique loua ce premier opus mais les ventes ne suivront pas. Surtout que Stax, distributeur d'Ardent Records, ne sait pas comment le vendre, et encore moins en faire la promotion… Aujourd’hui, #1 Record est heureusement considéré comme un des plus grands et influents albums de rock des années 70.

Sur Radio City qui paraît en février 1974, Bell n'est plus de la partie. Ses bagarres physiques avec le bassiste Andy Hummel finiront par transformer Big Star en trio. Emmené par le tubesque September Gurls, le disque offre davantage de sincérité et surtout de complexité que son prédécesseur. Alex Chilton à la guitare et au chant, Hummel à la basse et Jody Stephens à la batterie signent là l'acte de naissance de la power pop. L’époque vénère alors l’artillerie lourde de formations comme Led Zeppelin et cette musique puissante du groupe de Memphis, à la fois colorée et vicieuse, fait tache dans le paysage américain. Rarement un album n'a été aussi catchy et étrange à la fois. Il y a une excentricité singulière dans la façon qu'a Alex Chilton de gérer les harmonies, comme si les canons du genre avaient été mélangés.

Le O My Soul d'ouverture montre bien l'éclectisme régnant dans le cerveau de son auteur, capable de saupoudrer sur sa trame rock'n'roll un bon groove sale presque funk avant de revenir, sur Back of a Car, à une architecture quasi pop. Radio City a cette capacité de renouveler les genres – le rock et la pop – alors qu'ils vivent un certain âge d'or et ne sont pas encore muséifiés ou fossilisés… Avec sa célèbre pochette rouge sang (une photo du grand William Eggleston, ami des parents de Chilton), Radio City marque aussi le début d'une certaine fin. Car 3rd (également connu sous le titre Sister Lovers) imposera un univers beaucoup plus expérimental, totalement fou et assez éloigné de l'ADN pop et rock des deux premiers disques.

Ce troisième Big Star est en fait le bébé dAlex Chilton. Produit par le sorcier de Memphis, Jim Dickinson, cet ovni beau et effrayant à la fois renferme tant l’ADN initial de Big Star que d’étranges expérimentations folles héritées du Velvet Underground (hallucinante reprise de Femme fatale), de Nat King Cole (Nature Boy), des Kinks (Til the End of the Day), de la soul music sudiste et même de la musique classique ! Dans cette superbe descente aux enfers se mélangent violoncelle, larsens et l’état désespéré de Chilton, comme si on assistait à la décomposition en direct de son groupe, qui n’en est déjà plus un. Le climat est improbable avec cette formation en totale décomposition et un label quasi en faillite. Un chaos qui suinte de 3rd à chaque seconde.

Jim Dickinson racontera que les sessions qui débutent en septembre 1974 n’étaient même pas destinées à réaliser un véritable album. « Ça n’en était même pas un à l’arrivée ! Plutôt un collage d’enregistrements… Si le résultat est intemporel, c’est grâce à la prise de son de John Fry. » Le génie de Dickinson est aussi en roue libre, comme lorsqu’il suggère à Chilton de jouer de la guitare avec une baguette de batterie ! Aucun doute, 3rd figure dans le top 10 des opus les plus improbables de l'histoire du rock. A l'époque, pourtant, Jim Dickinson et John Fry se rendent à New York puis en Californie avec ce troisième album sous le bras, mais aucun label n’est intéressé. « C’était toujours le même scénario », racontera l’ingénieur du son. « On leur faisait écouter les bandes et ils nous répondaient : Mais vous êtes malades les gars ou quoi ? » Le temps a heureusement fait son œuvre et ce génial album kaléidoscopique marquera plus tard de nombreux artistes. Kanga Roo sera repris par This Mortal Coil et Jeff Buckley, Holocaust par Placebo, Blue Moon par Nada Surf, etc.. Un chef-d’œuvre tellement utile que Big Star peut officiellement baisser le rideau en cette même année 1974, presque sans regrets. Il faudra attendre 1978 pour que les labels Aura pour l’Angleterre et PVC pour les Etats-Unis permettent au monde entier de l'entendre enfin…

En solo, Chris Bell aura le temps d'enregistrer un autre chef-d’œuvre, certes plus sage, I Am the Cosmos, avant de se tuer en voiture en décembre 1978 à seulement 27 ans. Quant à Chilton, sa carrière en solitaire mêlera coups de génie comme Like Flies on Sherbert et coups d'épée dans l'eau, avant d'être emporté par une crise cardiaque en mars 2010 à 59 ans…


Big Star: Nothing Can Hurt Me - Official Trailer

Magnolia Pictures & Magnet Releasing


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