John Eliot Gardiner fête ses 80 ans le 20 avril 2023. Unanimement reconnu comme l’un des plus grands interprètes baroques de notre époque, le chef britannique a également livré d’excellentes prestations dans la musique française ou le répertoire romantique. En 2019, Flammarion publiait son livre « Musique au Château du ciel » dans lequel Gardiner revient à son maître de toujours : Jean-Sébastien Bach. Analyse d’un ouvrage érudit et sensible.

Le pèlerinage du Nouveau Siècle

Si ce livre représente l’aboutissement de la pensée du chef anglais, il est précédé par son propre chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, sous la forme d’un voyage international durant lequel Gardiner et ses musiciens ont donné les 198 cantates encore existantes de Bach au gré de 59 concerts dans 50 villes, 12 pays européens et à New York comme point final. Il s’agissait pour Gardiner de célébrer à la fois le 250e anniversaire de la mort du Cantor et l’avènement du troisième millénaire. Mais une telle aventure a un coût : 15 millions d’euros et de nombreux partenariats dont certains n’ont pas résisté à l’épreuve, comme la collaboration avec le label Deutsche Grammophon qui a lâché l’aventure en cours de route. Gardiner et son épouse ont alors créé un nouveau label, Soli Deo Gloria (la devise de Bach), pour pouvoir mener à bien cette vaste entreprise.

En suivant le calendrier liturgique

Dès le départ, il avait été entendu que tous les concerts seraient enregistrés pour être ensuite publiés. Cette folle entreprise a nécessité 282 musiciens et trois formations chorales et instrumentales distinctes pour pouvoir donner l’ensemble des cantates durant l’An 2000, chacune d’entre elles étant programmée selon le calendrier liturgique pour lequel elles avaient été composées. Une expérience unique pour les musiciens comme pour le public venu pour participer à un concert et partager un voyage spirituel à travers l’émotion suscitée par la musique de Bach, que l’on soit chrétien ou non.

Une géographie historique

Le choix des lieux n’a évidemment pas résulté du hasard. Il a d’abord été guidé par un retour sur les traces de Bach à travers la Thuringe et la Saxe. L’architecture et la grandeur des églises ont influé sur les tempos et sur les articulations. Enfin, il fallut tenir compte des temps de voyage et de répétition, de la fatigue des musiciens et des aléas climatiques de toute une année. Musicalement, il fallut procéder à des compromis puisqu’il s’agissait de jouer en une année des œuvres composées par Bach durant une période de quarante ans avec les disparités de style, d’effectifs et de diapason que l’on imagine aisément. C’est ainsi qu’un diapason unique de 415 fut adopté pour l’ensemble des concerts.

Une nouvelle édition

C’est le musicologue autrichien Reinhold Kubik, par ailleurs auteur des œuvres complètes de Mahler, qui fut choisi par Gardiner pour établir une nouvelle édition de l’ensemble des cantates sur la base des sources les plus récentes. Mais de nombreux problèmes restaient à résoudre, comme le type de voix voulu par Bach, certains choix pratiques concernant l’instrumentation ou encore la réalisation de la basse continue. Ainsi que l’a précisé John Eliot Gardiner, « comme pour escalader une montagne ou traverser les océans, on se prépare d’une manière méticuleuse en calculant son itinéraire et en ayant un équipement en ordre parfait, mais au final, on doit pouvoir faire face à tous les éléments, humains et physiques, pouvant venir contrecarrer le projet à tout moment. »

Ennemis de la routine et de la paresse intellectuelle, John Eliot Gardiner et sa femme, étroitement associée à l’aventure, n’ont pas voulu recourir aux clichés d’usage représentés sur les pochettes de disque avec des reproductions de tableaux anciens, de portraits supposés du Cantor, voire d’instruments ou de manuscrits. Ils ont donc fait appel au grand photographe américain Steve McCurry, de l’agence Magnum, qui a couvert de nombreuses zones de conflits à travers le monde et qui est un portraitiste extraordinaire. Pour John Eliot Gardiner, les visages photographiés sont en totale adéquation avec l’humanisme des cantates : « J’aime en particulier le portrait de ce chef afghan pris en 1988 ; il n’est pas occidental et pourtant, on croirait un prophète de l’Ancien Testament sous le pinceau d’un Caravage ou d’un Rembrandt. » Cette superbe galerie de portraits ornant les pochettes de cette collection fait immédiatement penser au début de La Flûte enchantée de Mozart filmée par Ingmar Bergman, qui alternait des regards de tous les pays au rythme de l’ouverture.

Les enregistrements Soli Deo Gloria

La plupart des concerts ont été enregistrés au cours du pèlerinage en direct par le label Soli Deo Gloria, au cours de l’année 2000, depuis le premier concert à la Herderkirche de Weimar le jour de Noël 1999 à l’ultime rendez-vous à l’église Saint Bartholomew de Dinard de New York le 31 décembre 2000. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette édition complète, c’est que la disparité des lieux (et donc des prises de son) comme des circonstances ne nuit absolument pas à la cohérence de l’ensemble, car John Eliot Gardiner reste toujours maître de la situation et ses interprétations sont toutes emplies d’une joie et d’une ferveur qu’il sait transmettre à ses chanteurs et à ses musiciens. Un autre attrait de cette intégrale du “Bach Cantata Pilgrimage” est la variété et l’exceptionnelle qualité des solistes. Ils ont été choisis selon leur disponibilité, mais surtout pour leur personnalité reconnue, leur aptitude à chanter Bach et le fait d’avoir déjà travaillé avec Gardiner et son ensemble, qu’il s’agisse, entre autres, de Magdalena Kozena, Sara Mingardo, Bernarda Fink, Paul Agnew, James Gilchrist, Nathalie Stutzman, Mark Padmore, Peter Harvey, Dietrich Henschel. D’autres solistes ont été auditionnés, en particulier des membres du Monteverdi Choir, pour qui ce fut une expérience exceptionnelle. On a aussi souvent relevé dans cette intégrale la qualité de l’approche instrumentale de Gardiner avec des instruments solistes, flûte, hautbois, hautbois d’amour, trompette, qui dialoguent dans un même esprit à la fois soliste et humaniste avec les chanteurs, comme si l’écriture même de Bach était sans hiérarchie et interchangeable, dans un même rapport au divin. Ce projet soulignant l’avènement du XXIe siècle fera date et les enregistrements des solistes, de l’English Baroque Soloists et du Monteverdi Choir sous la direction de Gardiner, restent au sommet d’une discographie pourtant bien remplie.

L’aventure continue

Ce projet fou n’est pas resté sans suite ; le Monteverdi Choir et son chef ont entrepris depuis d’autres projets d’envergure, notamment, en 2018, une tournée comprenant des cantates soigneusement sélectionnées et présentées là aussi selon le calendrier liturgique dans les principales salles de concert et églises d’Europe. En 2019, John Eliot Gardiner va exporter la musique vocale et instrumentale de Bach jusqu’en Colombie, au Festival de Cathargène des Indes, une autre façon de démontrer l’universalité de Bach, car Gardiner ne s’arrête pas aux cantates ainsi que son abondante discographique en témoigne. Il a également enregistré les œuvres instrumentales de Bach, les Cantates profanes, la Messe en si mineur, et les Passions selon Jean et Matthieu.