ECM est l’un des rares labels à conserver une vraie politique éditoriale. A l’aube de ses 80 ans, le fondateur et patron de la maison munichoise, Manfred Eicher, rare en interview, évoque son parcours et son quotidien comme un halo de musique, de silence et de liberté.

Manfred Eicher n’a rien d’un ermite déconnecté de la réalité et marmonnant dans sa moustache plus sel que poivre. Il vit bien dans son époque et non dans une décennie où la fée électricité ne turbinait qu’à mi-temps. Et pour lui, la musique ne s’est pas arrêtée au Kind of Blue de Miles Davis, son disque fétiche… Simplement, le fondateur et cerveau du label ECM, possède des valeurs. Mieux encore, il s’y tient et les brique un peu plus chaque jour, sans pour autant faire du prosélytisme tapageur. Plus de quatre décennies après le lancement de son label (un album du pianiste Mal Waldron baptisé Free At Last, enfin libre !), le producteur munichois ne vit pas « hors du temps » mais plus précisément dans « un temps parallèle » à celui que la société, les médias ou plus bêtement le capitalisme désigne comme étant le seul. Pourquoi cette quête de la (fausse) nouveauté à tout prix ? Pourquoi l’urgence permanente ? Pourquoi la musique (le bruit ?) tout le temps et partout, dans les aéroports, les magasins, les ascenseurs, les salles d’attente, les restaurants ? Pourquoi faut-il un téléphone portable ? Eicher balaye d’un revers de main ces diktats d’un certain monde, certes dominant, et vit le sien. Tranquillement. Sereinement. Un monde dans lequel d’ailleurs il est loin d’être seul. On connait l’adoration des fans d’ECM pour cette vie différente. Cette musique appréhendée différemment. Conçue différemment. Mise en valeur différemment. Vécue différemment. Rencontre avec Manfred Eicher qui vit juste comme un homme libre. C’était écrit sur le premier album ECM : free at last !

Quelle était votre idée du producteur de musique avant l’aventure ECM ?

Au départ, je n’avais aucune vue sur ce monde. J’admirais juste certaines personnes comme Teo Macero qui avait notamment produit le merveilleux Kind Of Blue de Miles Davis. J’appréciais aussi le travail de Phil Ramone et de quelques producteurs du monde du classique mais je ne m’identifiais jamais à eux…

Surtout que vous étiez musicien à la base. Violoniste puis contrebassiste…

Tout à fait. Et je le suis toujours. Aujourd’hui, je me considère comme un musicien. J’ai commencé le violon à 6 ans. Je suis passé à la contrebasse à 14 ans en entendant Paul Chambers jouer avec Miles. J’ai joué au sein du Philharmonique de Berlin et dans d’autres formations classiques mais aussi avec des musiciens de jazz. J’aimais passer d’un univers de musique écrite à un univers de musique improvisée. Ça n’était pas une question d’emmagasiner des rencontres et des expériences mais plutôt de vivre mes passions. J’adorais la musique de chambre – j’ai grandi avec celle que mes parents écoutaient, Schubert surtout – mais aussi le rock ou le jazz de Miles et des trios de Bill Evans…

Comment tout a commencé ?

Honnêtement, de façon très innocente. J’étais juste un musicien de formation classique, écoutant de la musique classique et du jazz et qui a préféré arrêter de jouer de la contrebasse pour être producteur et être ainsi plus proche de la musique. Et je ne voulais pas me limiter à un seul instrument. Ni voyager aux quatre du monde comme soliste. En devenant producteur, je pouvais approcher la musique pour la sculpter. Un sculpteur musical. Mais ça ne s’est pas produit soudainement. Non car lorsque j’enregistrais en tant que musicien au sein d’orchestres, je ne pouvais pas m’empêcher d’aller derrière la console pour réécouter ce qui avait été enregistré. Et d’ailleurs, le résultat ne me plaisait jamais. En devenant producteur moi-même, en enregistrant des jazzmen, j’ai immédiatement voulu amener l’idée, la philosophie et la concentration de la musique de chambre enregistrée. Une clarté dans l’approche. Dans la concentration. Dans la dynamique même. Quelque chose alors absent des disques de jazz. A l’époque, ça n’existait pas vraiment.

Manfred Eicher - © Marek Vogel / ECM Records

Vous vous souvenez du jour où vous avez eu entre les mains le tout premier album ECM, ce disque de Mal Waldron ? C’était comme votre bébé ?

Il s’intitulait Free at Last (Enfin libre) et représentait le début de ce que je voulais faire par-dessus tout. Malheureusement, ça n’était pas aussi romantique que ce que vous décrivez. Mais c’est vrai que de tenir le produit fini entre mes mains, regarder la pochette, tout ça symbolisait ce que je voulais faire…

Votre approche ressemblait et ressemble toujours, d’une certaine manière, à celle d’un éditeur de livres plutôt qu’à celle d’un directeur de label de musique. La continuité esthétique, le suivi sur le long terme des musiciens…

J’étais déjà un passionné de lecture et de cinéma également. J’adorais le travail, en Allemagne, d’un éditeur comme Suhrkamp Verlag ou, en France, de Gallimard. A l’époque de la naissance d’ECM, il n’y avait pas cette relation sur le long terme entre un musicien et son label. Comme une loyauté pouvant s’exprimer sur le long terme. L’industrie de la musique empêchait cette collaboration étroite. Et ça a clairement empiré aujourd’hui avec des maisons de disques remplies de gens du marketing et plus personne de l’artistique. Qui sont les directeurs de maisons de disques avec qui vous pouvez vraiment parler musique de nos jours ?

On a l’impression qu’il y a pour vous un avant et un après Kind of Blue de Miles Davis. Comment ce disque a-t-il évolué avec vous ?

Lorsque j’écoute une titre comme Blue in Green, j’adore cette approche musicale. C’est à la fois un souvenir musical intense pour moi, très clair dans mon esprit. Ça représente mes envies d’alors. Mon but. Ma vie sociale. C’est l’exemple parfait de la musique de chambre comme je la conçois… L’approche musicale de Kind of Blue était très en avance sur son temps. Le son est parfait. Et la musique aussi, évidemment.

Gary Peacock, Keith Jarrett & Jack DeJohnette - © Sven Thielmann / ECM Records

Vous avez souligné cette relation sur le long, voire très long terme, entre un éditeur et son auteur, relation que vous entretenez vous-même avec de nombreux musiciens d’ECM…

Mon but initial n’est pas obligatoirement de créer une relation sur le long terme. Évidemment, il peut y avoir de fortes affinités mais le but est de s’amuser avant toute chose. Concernant les gens avec lesquels je travaille, qu’il s’agisse de musiciens, d’ingénieurs du son ou de graphistes, j’ai toujours eu de la chance de choisir des gens avec qui je pouvais développer une relation comme celle que vous évoquez. Je peux continuer à travailler avec eux et eux peuvent encore travailler avec moi. Ça fonctionne dans les deux sens. La continuité de tout cela est très importante pour moi car seul le temps permet de découvrir les nuances, les qualités et les possibilités d’un être humain lors d’un enregistrement. C’est plus ou moins comme d’écrire la biographie d’un musicien à deux. Prenez Keith Jarrett, je ne sais même plus combien nous avons fait de disques tous les deux, mais le fait de regarder cet ensemble rétrospectivement, c’est un accomplissement assez merveilleux. La continuité ! Tout est dans la continuité ! C’est là que l’on peut créer de nouvelles choses et les développer. Mais il faut du contenu, de la matière. Et c’est ce qui me chagrine de nos jours. Les gens parlent de modes sans cesse. Un jour c’est ceci, un autre jour c’est cela, il n’y a plus aucune continuité. Et pas beaucoup plus de contenu d’ailleurs… Moi j’ai besoin d’être en harmonie avec une certaine esthétique et avec la matière que propose un musicien. Je fais des disques car je crois à la musique. Si cette musique rencontre le succès, tant mieux.

Les débuts de votre label se sont déroulés dans les années 60 et 70 où politique et culture s’entremêlaient parfois. Le free-jazz politisé, les mouvements contestataires en Occident, tout ceci vous a-t-il influencé artistiquement ?

C’est vrai qu’il se passait beaucoup de choses à l’époque, en Allemagne notamment avec la Bande à Baader. C’étaient des années assez excitantes, je dois l’avouer. Mais je ne pense pas que tout ceci ait affecté mes visions esthétiques de la musique. J’étais très proche de gens comme Peter Brötzmann et Peter Kowald, ou même Evan Parker que j’ai enregistré assez tôt. Mais je ne voulais pas trop travailler avec la scène free car je trouvais qu’elle était faite avant tout pour être jouée live. Cette intensité dans sa globalité et sa force étaient très difficiles à capter sur bande. Surtout que les techniques d’enregistrement analogique d’alors étaient assez limitées en termes de dynamiques. On peut regarder avec nostalgie l’époque de l’analogique, mais aujourd’hui, nos possibilités sont bien plus vastes. Clairement, j’avais beau être très conscient politiquement à l’époque, je ne voulais pas que cela interfère avec ma vision de la musique comme je vous le disais proche de la musique de chambre. J’ai toujours préféré l’adagio au presto... Et j’ai toujours eu une certaine affection pour la mélancolie...

Sounds and Silence - Travels with Manfred Eicher (Trailer) | ECM Records

ECM Records

Rapidement, votre label orienté jazz a ouvert ses portes à des sons venant d’Asie, d’Afrique et d’autres continents. Comment cette ouverture s’est-elle faite ?

Très naturellement. Lorsque j’étais encore étudiant en musique, j’ai beaucoup voyagé, notamment dans les pays de l’Est et en Asie, en Albanie, en Chine, en Afrique, etc.. Et j’enregistrais tout ce que je pouvais avec un Nagra. Ce pouvait être un simple berger jouant de la flute. Ouvrir ECM à ces sons fut donc une chose tout à fait naturelle pour moi.

L’évolution d’ECM s’est poursuivie avec la création d’ECM New Series en 1984. Pourquoi ce besoin d’un second label ?

C’est vrai que nous n’avons pas besoin de boîtes ou d’étiquettes mais je voulais juste séparer les enregistrements de musiques improvisées et ceux de musiques écrites. Tabula Rasa d’Arvo Pärt fut le premier album d’ECM New Series même si nous avions déjà publié Music for 18 Musicians de Steve Reich ou des pièces de Meredith Monk quasi écrites. Mais ces pièces de Pärt nécessitaient vraiment quelque chose de différent. L’approche de cette musique était différente…

Cette approche artistique différente vous a-t-elle fait travailler, vous, différemment ?

J’ai dû revenir à la partition. Lire une partition comme à mes débuts. C’était intéressant en 1984 de retourner à tout cela. Et surtout d’être entouré de grands compositeurs comme György Kurtág, Arvo Pärt, Valentin Silvestrov, Heinz Holliger ou Giya Kancheli. C’était fantastique de travailler avec eux et de leur permettre de réaliser leur musique. Cette discipline de vérité de la partition mais aussi de vérité de l’idée du compositeur était passionnante. J’ai donc essayé de transférer cette discipline dans ma recherche d’une certaine dynamique, d’une certaine intonation, d’un certain phrasé, etc. Et ce travail m’a ensuite servi lorsque je suis revenu vers les musiciens de jazz, vers de la musique improvisée. Notamment en termes d’atmosphère.

Arvo Pärt & Manfred Eicher - © Caroline Forbes ECM Records

La rencontre avec la musique d’Arvo Pärt n’a-t-elle pas été aussi importante pour vous que Kind of Blue ?

Oui, ça a été un réel choc. J’ai découvert cette musique à la radio. Je roulais sur l’autoroute entre Zurich et Stuttgart au milieu de la nuit. Je me suis arrêté pour mieux l’écouter et regarder autour de moi. J’ai appris par la suite que c’était un enregistrement live à Talin de 1977 du Tabula Rasa avec Gidon Kremer et Tatiana Gridenko. Oui, un vrai choc.

Je crois savoir que l’évocation de ce que certains appellent le « son ECM » vous agace…

Ce n’est pas que ça m’agace, c’est juste qu’un auditeur attentif se rendra très rapidement compte que la palette de notre label est très large ! Ce soi-disant « son ECM » ou la perception que certains en ont est valable sans doute pour une poignée de disques seulement. Par contre, ça ne me dérange pas que l’on parle de « concept ECM » ou d’« idée ECM ». C’est vrai que je préfère la musique lyrique et poétique plutôt que presto. Oui, je préfère la musique de chambre à la musique orchestrale… Mais ce « son ECM » est franchement cliché. Nous essayons juste de réaliser le son qui va le mieux à la musique. Nous sculptons le son aux formes de la musique et du musicien. C’est un travail d’équipe. Nous avons certes une affinité pour la clarté du son, pour la lucidité du son et pour la transparence du son. Ces gens parlent souvent d’une soi-disant utilisation permanente de la réverbération dans nos enregistrements mais c’est plus souvent lié aux lieux d’enregistrements qui possèdent déjà cette réverbération. Et ces mêmes lieux inspirent le jeu du ou des musiciens. Ils les poussent à jouer de telle ou telle manière. Et puis l’instrumentation choisie va aussi jouer dans le résultat final. Et si j’utilise une réverb Lexicon 480, c’est uniquement comme si c’était un instrument, pas comme un outil de studio.