Au début des 90’s, Seattle devenait la capitale du rock. La faute au grunge. Cet esprit “sale” et je-m’en-foutiste né sur les cendres du punk, du heavy metal et du rock alternatif passa en un éclair de l’underground au succès mondial. Trop vite récupéré par un système qu’il reniait, le genre s’étouffa dans sa propre caricature à la fin de la décennie. Retour sur dix albums qui ont marqué le mouvement.

Le grunge n’a pas commencé avec Nevermind en 1991. Mais sept ans plus tôt. Formé autour de Mark Arm (Mudhoney), Stone Gossard et Jeff Ament (Pearl Jam), Bruce Fairweather (Mother Love Bone, Love Battery) et Alex Vincent, Green River, né à Seattle en 1984, modèle dès ses premiers EP d’édifiants mélanges de punk, rock psyché et blues en usant bien évidemment des effets de distorsion. Le tout a le goût de l’urgence et de la crasse du Nord-Ouest de l’Amérique. Produit par Jack Endino aux Reciprocal Recording Studios de Seattle, Dry as a Bone permet de renifler ce que Bruce Pavitt du label Sub Pop décrivait à l’époque comme du “grunge ultra-lâche qui détruit la morale d’une génération”. Ce qui serait, selon la légende, à l’origine du terme “grunge”. Le groupe, en pleine rupture, splittera après son premier album Rehab Doll, quelques mois plus tard.

Dans le ballet incessant et incestueux de la scène grunge, après l’implosion de Green River, Mark Arm recrute l’ancien bassiste des Melvins, le batteur de Feast et le guitariste Steve Turner pour former Mudhoney, un nom inspiré du film de Russ Meyer sorti en 1965. Dans la veine des Wipers, la bande de Mark Arm joue un rock simple et direct. Ayant déjà posé, en 1988, l’un des actes fondateurs du grunge avec la face B Touch Me I’m Sick, Mudhoney accède à un succès underground suffisant pour que Sonic Youth les invite à ouvrir leurs dates britanniques. Premier groupe grunge à s’exporter, Mudhoney entre directement dans les charts anglais avec Superfuzz Bigmuff, paru chez Sub Pop, catalyseur grunge créé par Bruce Pavitt et Jonathan Poneman. Élu par Kurt Cobain comme l’un de ses préférés, ce premier maxi, plus garage que Green River, à cheval entre hard rock et punk, balance des riffs primitifs et des hurlements dignes des Stooges sur fond d’amplis grésillants.

19 mars 1990, Andrew Wood, chanteur des Malfunkshun et de Mother Love Bone, meurt d’une overdose d’héroïne. A 24 ans. Le premier d’une longue série qui rangera le grunge du côté des genres maudits. Peu après, son colocataire Chris Cornell part en tournée en Europe et lui écrit Say Hello 2 Heaven et Reach Down. Les titres se multiplient quand le chanteur de Soundgarden contacte Stone Gossard et Jeff Ament de Mother Love Bone. On parle de maxi, puis très vite d’album. Au projet s’ajoutent Matt Cameron (Soundgarden), Mike McCready (Mookie Blaylock), mais surtout Eddie Vedder que l’on entend en duo avec Cornell sur l’un des sommets de l’album : Hunger Strike. Enregistré en quinze jours et sorti discrètement en 1991, Temple of the Dog, unique album du supergroupe, sera réédité par le label A&M, prêt, un an plus tard, à surfer sur le succès de Pearl Jam et de Soundgarden. “Ce n’était pas un projet morose. On le vivait plus comme une célébration”, dira Cornell. Épopée sous forme d’hommage aussi fulgurante que cathartique, Temple Of The Dog s’épanouit musicalement à mi-chemin entre Soundgarden et Pearl Jam. Banjo, harmonica, guitares, hurlements de Cornell ou douceurs de Vedder fusent avec le fracas des grandes émotions dans des jams à rallonge. Si les membres de Soundgarden repartent de leur côté, les autres forment Pearl Jam avec Vedder.

Sorti un mois avant Nevermind chez Epic, le premier Pearl Jam révèle la bande d’Eddie Vedder comme la plus signifiante du mouvement grunge – avec Nirvana – et, plus largement, du rock alternatif des années 90. Pourtant, le succès a été progressif : Ten a mis un an à atteindre la huitième place au Billboard. Si Cobain les a toujours détestés, et si beaucoup les considèrent comme des vendus, c’est parce que Pearl Jam développe le son grunge le plus abordable et contribue, autant que Nirvana, à faire rentrer l’underground dans les chaumières. Il y a la voix pleine et puissante de Vedder, cette influence Led Zeppelin, Hendrix et Stevie Ray Vaughan prégnante, ces mélodies très sentimentales, et puis ces paroles qui disent la dépression, la solitude ou les envies suicidaires, formant un mélo-grunge idéal pour les radios américaines. Tracté par les singles Jeremy, Alive et Even Flow, Ten atteint les 10 millions de copies vendues en 2013.

Le raz-de-marée de l’année 1991, tout simplement. Avec lui se déclenche le phénomène grunge qui s’apprête à inonder la planète. En rupture de stock aux Etats-Unis en seulement quelques semaines, Nevermind propulse Kurt Cobain, Krist Novoselic et Dave Grohl au rang de superstars du rock. Involontairement taillé pour les ondes, le second album de Nirvana ébranle le ciel qui séparait underground et mainstream. Les enfants de Seattle et les affres de Kurt tombent entre les mains de tous et chacun s’en lèche les doigts. Les cours de lycée affichent jeans déchirés, cheveux longs, gras et décolorés, et tous empruntent cet air désabusé façon Nevermind. Jusqu’aux supermodels Carla Bruni et Kate Moss dans la collection grunge de Marc Jacobs en 1993 (qui lui coûtera sa place chez Perry Ellis). Des tubes punk qui tournent en boucle sur MTV comme Smell Like Teen Spirit, du nom du fameux déodorant, à l’abrasif Come as Your Are en passant par Lithium, qui reprend la formule loud/quiet/loud des Pixies, jusqu’à ses perles moins évidentes mais indispensables (Territorial Pissings, Drain You), l’album produit par Butch Vig devient le plus important des 90’s. Celui de la génération X.

Troisième album de Soundgarden, Badmotorfinger est celui par lequel la bande de Chris Cornell élargit son public. Surtout, il augure la déferlante Superunknown et le succès monstrueux de son single Black Hole Sun, un an plus tard. Dès les guitares rutilantes et les riffs gras devenus cultes de Rusty Cage et d’Outshined, Soundgarden impose un son dense, crasseux. Anxiogène. Enfant raté de Black Sabbath et de Led Zeppelin, le quartet jongle avec une subtilité paradoxale entre volupté et violence et monte, avec Badmotorfinger, vers son apogée. A sa tête, on retrouve Chris Cornell et ses fameux cris métalleux, Matt Cameron et sa batterie défoncée, Kim Thayil et ses solos incisifs (Jesus Christ Pose, Slaves & Bulldozers). Et même un saxo bourré (Mind Riot). Moins poli que Pearl Jam, plus métal que Nirvana, ce déferlement électrique brut trace une voie royale entre heavy massif et rock psyché déjanté. Le tout dégage une violence nerveuse à laquelle viennent s’agglutiner des paroles sales bien ciselées. Éclipsé par le Nevermind de Nirvana et le Ten de Pearl Jam en cette année 1991, Badmotorfinger s’écoule tout de même à près d'un million d’exemplaires, et les ventes augmentent encore l’année suivante.

Avec Soundgarden, Nirvana et Pearl Jam, Alice In Chains constitue le Big Four du grunge de Seattle. Après des débuts plutôt orientés hard avec un nom de baptême en hommage aux Guns N’ Roses (Alice N' Chainz), AIC incarne la frange heavy metal du grunge. Arrivé après la vague Nevermind, Dirt accède au succès grand public grâce au morceau Would ? qui ouvre la bande originale de Singles, cette comédie romantique de Cameron Crowe qui prend pour décor Seattle et réunit le gratin de la scène grunge : Mudhoney, Mother Love Bone, Pearl Jam ou encore Screaming Trees. Tempos secs, riffs lourds mais surtout atmosphère morbide baignée par la voix écorchée de Layne Staley et la guitare distordue de Jerry Cantrell, Dirt monte encore – après Facelift un cran au-dessus dans le glauque. Cramés jusqu’à l’os par l’héroïne qui ravage la côte, Cantrell comme Staley composent des huis clos métalliques claustrophobiques où la dope revient comme un motif obsédant. (“What's the difference/I'll die in this sick world of mine” sur Sickman). Comme une malédiction, en 2002 (un 5 avril comme Cobain), Staley succombe dans son appartement d’une overdose de speedball, un mélange de cocaïne et d’héroïne. Le bassiste Mike Starr suivra neuf ans plus tard, victime des mêmes maux.

Émergeant à Ellensburg, près de Seattle, les Screaming Trees vont chercher l’inspiration dans les cosmic trips des 60's. Pour planter l’ambiance de sa ville rurale, Mark Lanegan explique qu’on pouvait s’y “faire casser la gueule en 1985 pour le simple fait de porter un badge U2”. Aux avant-postes du grunge, entre les délires psyché de Cream et le punk radical de Black Flag, Lanegan, accompagné de Matt Pickerel (batterie), Van (basse) et Gary Lee Conner (guitare), adoptent le nom de Screaming Trees, du nom d’une pédale de distorsion. En tournée avec les Meat Puppets et après quelques sorties sur le label SST, le trio rejoint l’écurie Sub Pop en 1990 avec l’EP Change Has Come. Mais, déjà, les problèmes d’addiction divisent et Lanegan commence sa percée en solitaire avec The Winding Sheet où l’on entend Cobain. Pour le succès, il faudra attendre le plus accessible Sweet Oblivion et son single Nearly Lost You retenu sur la BO de Singles. Passée rauque, la voix de Lanegan accompagne le spleen lancinant de ballades mélancoliques (Dollar Bill) et de mélodies plus pop (Butterfly, Troubled Times), qui semblent déjà évoquer le déclin du genre.

Après le cataclysme Nevermind deux ans plus tôt, Kurt Cobain, Krist Novoselic et Dave Grohl rêvent de sous-sols. Kurt ne rime pas avec gloire et c’est dans des titres moins accessibles que le chanteur cherche son issue de secours. Pour autant, pour ne pas saborder leurs futurs passages radio, il demandera – à reculons – à Scott Litt, le producteur de R.E.M., de lifter les singles jugés trop bruts produits par Steve Albini, fidèle des Pixies, son groupe fétiche. Punk bien plus violent que Nevermind mais plus savoureux que Bleach, In Utero met sous cloche les stigmates de l’ange déchu aux cheveux plats avec une savante alternance de morceaux crus quasi bruitistes (Scentless Apprentice, le paradoxal Radio Friendly Unit Schifter) et d’autres quasi pop (Pennyroyal Tea, Rape Me, Dumb, Heart-Shaped Box). Ce qui frappe le plus, au-delà de l’incroyable jeu de batterie de Dave Grohl, c’est sa voix foutue qui s’arrache à chaque mot (Tourette’s) et ne trouve que de rares repos. Le destin de Cobain, qui se tirera une balle sept mois plus tard, se dessine déjà au fil de l’album, de Radio Friendly Unit Schifter (sur lequel il chante “What is what I need/what is wrong with me”) à la délicate ballade de conclusion All Apologies. Cet ultime disque de Nirvana, que le chanteur voulait intituler I Hate Myself And I Want to Die, fera office de testament.

Coïncidence malheureuse : Live Through This et son intitulé prophétique sort une semaine après le suicide de Kurt Cobain. Sa veuve Courtney Love est alors en train de se débattre contre cette folle rumeur qui l’acccuse d’avoir fait assassiner son mari, avant de subir deux mois plus tard le décès par overdose d’héroïne de Kristen Pfaff, la bassiste de son groupe Hole. Signé chez Geffen pour 1 million de dollars – soit quatre fois plus que Nirvana –, au grand désarroi de Madonna qui les voulait pour son label, Hole sort d’abord Pretty on the Inside (1991). Un bijou abrasif produit par Kim Gordon de Sonic Youth, où Love s’arrache la voix sur 11 titres. Cobain conseillant à Love d’adoucir la formule pour rendre le tout plus accessible, Live Through This alterne susurements et cris punk sur des mélodies plus pop mais toujours furieuses. La batterie de Patti Schemel est simple sans être acharnée, tandis que la guitare d’Eric Erlandson parvient à trouver la violence juste. Loin des thèmes frelatés déclinés par le genre, l’ancienne strip-teaseuse parle de son bébé qu’on lui a pris (I Think That I Would Die) mais aussi, et surtout d’un corps féminin malmené (Doll Parts, Jennifer’s Body, Plump, Miss World).