Le grand chef-d'orchestre italien disait lui-même combien la maladie et le fait de flirter avec la mort l'avait transformé. Sans faire de psychanalyse de bas étage, on a pu constater que la lumière, l'élégance, la simplicité, la vérité du style qui ont toujours été ses qualités maîtresses avaient peu à peu laissé place à une vision quasi métaphysique de la musique. Le transfiguration a été particulièrement spectaculaire depuis que Claudio Abbado a investi Lucerne en y créant un orchestre aussi improbable qu'éphémère, d'une qualité sans aucune équivalence de par le vaste monde. L'histoire de l'Orchestre du Festival de Lucerne se confond avec celle de ce prestigieux festival. L'initiative en revient au grand chef-d'orchestre Ernest Ansermet. C'est dans l'intention de procurer du travail aux musiciens de son Orchestre de la Suisse Romande durant l'été qu'il imagine de fonder un festival de musique durant l'été :

"Nos musiciens n'avaient qu'un contrat de six mois - raconte-t-il - et beaucoup d'entre eux ne trouvaient pas d'emploi pendant l'été. Je sentais que si je voulais que l'OSR continue à former un tout homogène où je retrouve les mêmes musiciens de saison en saison, il fallait bien que je trouve un moyen quelconque de leur procurer du travail pendant l'été. J'ai eu alors l'idée de m'adresser à Lucerne qui était un centre de tourisme. Je pensais qu'on pouvait peut-être donner au Kursaal des concerts ayant un certain caractère, pendant l'été ; et où on pourrait compléter le petit orchestre que Lucerne y entretenait, par un certain nombre au moins des membres de l'Orchestre de la Suisse Romande."

Les premiers concerts ont lieu avec en succès en été 1937, mais le premier véritable Festival de Lucerne aura lieu l'année suivante, avec la venue d'Arturo Toscanini à Tribschen. C'est dans cette petite localité, près de Lucerne, que Wagner avait écrit sa Siegried-Idyll pour l'anniversaire de Cosima en 1870. Dirigé par des chefs prestigieux, l'Orchestre du Festival de Lucerne continua d'exister jusqu'en 1993 puis a cessé d'exister.

Reprenant l'idée d'Ansermet, Claudio Abbado le refonde en 2003 en convoquant les musiciens du Mahler Chamber Orchestra et des membres des meilleurs orchestres d'Europe, dont les Philharmonies de Berlin et de Vienne qui en forment le noyau. Peu à peu, d'autres musiciens viendront en grossir les rangs, le Quatuor Hagen, le Quatuor Alban Berg, l'altiste Wolfram Christ, la violoncelliste Natalia Gutman, le contrebassiste Alois Posch, les frères Renaud et Gautier Capuçon, les flûtistes Emmanuel Pahud et Jacques Zoon, la clarinettiste Sabine Meyer et bien d'autres.

Certains musiciens renoncent tout simplement à leurs vacances pour pouvoir "musiquer" avec le grand maestro italien. C'est alors que se sont forgés des liens amicaux et que cette extraordinaire phalange, galvanisée par le pouvoir magnétique de Claudio Abbado, a donné des concerts d'une qualité presque inhumaine. La plupart de ces concerts ont été (très soigneusement) filmés et enregistrés, comme cette intégrale Mahler qu'on ne peut pas regarder sans être bouleversé. Quiconque a fait, ou fera, l'expérience du finale de la Neuvième Symphonie de Mahler en sortira transformé. A-t-on déjà entendu des musiciens donner ainsi le meilleur d'eux-mêmes au chef qui les dirige, s'écoutant avec une attention propre à la musique de chambre, prenant tous les risques dans une gamme de nuances infinies à l'heure ou la plupart des orchestres se contentent d'un confortable mezzo-forte. Abbado semble regarder l'éternité en élargissant l'espace-temps comme jamais, trouvant des ressources expressives presque insoutenables de densité abyssale.

Le couronnement, et le point final, de cette expérience inoubliable va être publié incessamment (parution prévue le 30 juin) par la Deutsche Grammophon (DG) sous forme d'un CD audio de la Neuvième Symphonie d'Anton Bruckner, enregistrée lors du dernier concert d'Abbado, le 23 août 2013, cinq mois avant sa disparition, à l'âge de 80 ans. On connaissait déjà ce concert par le DVD. On y voit un Claudio Abbado transformé, presque méconnaissable, déjà marqué par les stigmates de la mort. Les musiciens de l'orchestre ont dit plus tard combien ils étaient inquiets lors de cet ultime concert où le maestro était au bout de ses forces. L'écoute de la musique seule nous épargne ce voyeurisme et la musique que l'on entend vient de très loin. Jamais la musique de Bruckner nous a paru si élevée ; elle semble flotter dans l'au delà d'une manière à la fois fantomatique et sereine. Claudio Abbado, ce passionné de la poésie visionnaire de Hölderlin, aimait associer au cours d'un même concert (c'est le cas de celui-là) les deux symphonies inachevées de Schubert et de Bruckner comme pour souligner la fragilité de toute existence humaine.

Le résultat va bien au delà de la foi et donne le vertige. Cette communion dans l'extase entre un chef, un orchestre et le public est un moment a jamais préservé par le disque, et que nous pourrons revivre à chaque instant de notre vie.

Mais DG n'est pas le seul éditeur des enregistrements de l'illustre Maestro italien. Un gros album de 39 cds vient tout juste d'être publié. Il contient les nombreux enregistrements réalisés pour RCA et SONY CLASSICAL. On y trouve des trésors, comme des oeuvres de Mozart, les 6 Symphonie de Tchaïkovski, beaucoup de Moussorgsky (Boris Godounov et la Khovantschina) qu'Abbado aimait tant, le "Projet Hölderlin" avec des oeuvres de Wolfgang Rihm et de nombreux enregistrements prouvant, si besoin est, la curiosité et l'étendue du répertoire de Claudio Abbado.