Il serait dommage de laisser les opéras de Sauguet occulter une partie plus méconnue, mais non moins intéressante, de son œuvre. L'Opéra de Marseille nous invite à découvrir ou à retrouver deux de ses pièces dans un concert associé à l'évènement que constitue la Chartreuse de Parme.

Entre les représentations de la Chartreuse qui ont lieu jusqu’au 14 février, l’Orchestre Philharmonique de Marseille jouera, le 11 février, le Quintette pour flûte, clarinette, basson, alto et piano (direction : Jean-Claude Latil), et la cantate pour baryton et cordes sur un poème de Jean Cayrol, L’Oiseau a vu tout cela (1960). C'est sur cette œuvre que Qobuz se penche aujourd'hui.

« Musicien-poète », Sauguet ne séparait pas la musique de l’expression des émotions : les siennes ou, bien souvent, celles des poètes qu’il aimait à mettre en musique, des romantiques aux surréalistes. Son travail sur Jean Cayrol occupe à cet égard une place particulière. Pour mieux mesurer l’écart qui le sépare de la Chartreuse, il faut évoquer le coup d’arrêt que représente la guerre. Celle-ci marque moins un changement de sensibilité du compositeur, toujours fidèle à lui-même, qu’un basculement dans une "esthétique de la responsabilité", pour reprendre les mots du musicologue Lionel Pons dans notre podcast réalisé à cette occasion. Il présentera l’œuvre lors du concert du 11 février.

Lionel Pons relate ainsi une anecdote de l’histoire personnelle d’Henri Sauguet susceptible d'éclairer le titre, L’Oiseau a vu tout cela. Un soir d’alerte à la bombe, le compositeur, au lieu d’aller rejoindre un abri, reste à sa fenêtre et aperçoit un oiseau, perché sur un arbre du boulevard, nullement préoccupé par l’agitation générale et continuant à chanter - moment décisif de la vie du compositeur, puisqu’il marque son retour à la composition, après une période de silence où l’interrogation sur l’engagement de l’artiste avait tari l’inspiration. Dans le poème de Jean Cayrol, l’image prend valeur de symbole, à travers la thématique d’un oiseau témoin de l’horreur humaine. L’œuvre fait apparaître un contraste entre, d’un côté, une nature immuable représentée par le chant insouciant de l’oiseau, toujours égal à lui-même, et de l’autre, le destin d’un homme cloué à un arbre, qui vit ses derniers instants en attendant d’être fusillé. Sauguet, avec la même pénétration psychologique des personnages dont il fait montre dans la Chartreuse de Parme, traduit l’angoisse du condamné. « Il ne s’agit pas de musique descriptive mais d’une recherche de résonance d’une grande intériorité », souligne la compositrice Pierrette Mari, reprenant les paroles de Sauguet lui-même, prononcées en 1959 : « Qu’est-ce que la musique ? La musique (c’est Musset qui l’a dit) est « l’âme des choses ». Son pouvoir n’est pas de décrire ou de démontrer ».

Ne pas démontrer, mais bien plutôt revivre de l’intérieur les univers et les images des poètes qu’il a adaptés : Eluard, Max Jacob, Mallarmé, Laforgue, Baudelaire, mais aussi Rilke et Schiller, Louise Labbé, Shakespeare. Sauguet se met ici à l’écoute de l'auteur du commentaire de Nuit et brouillard d'Alain Resnais. Théorisant le rôle de la littérature d'après-guerre, Cayrol appelait de ses vœux une littérature "lazaréenne". La figure du ressuscité Lazare devenait le symbole d’une littérature tout juste revenue à la vie, mais à jamais entamée par l'expérience concentrationnaire, portant les traces d’un sinistre. C’est bien le sentiment de ce trauma laissé par la constatation d’une certaine banalité du mal que Sauguet fait sien dans cette œuvre profonde.

Ecoutez notre renconte-podcast avec Lionel Pons (première partie)

Ecoutez notre rencontre-podcast avec Lionel Pons (seconde partie)

Sauguet et sa Chartreuse de Parme renaissent à Marseille

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