Quelques très grandes parutions cette semaine, dont le titanesque coffret Gould de 78 CD (!), le nouvel enregistrement de L'Enlèvement au sérail par René Jacobs, mais aussi des choses légèrement moins marketées et tout autant dignes de votre intérêt ; Qobuz a fouillé et sélectionné

Dans le célèbre pamphlet Le Théâtre à la mode que publia anonymement Benedetto Marcello en 1720, chez l’éditeur fictif « Aldaviva Licante » – Aldaviva étant sans nul doute l’anagramme de A. Vivaldi – il raillait le monde de l’opéra d’alors, ses chanteurs bouffis d’orgueil, ses librettistes incultes, ses compositeurs en quête d’effets, bref, tout ce que le monde musical pouvait alors présenter d’original, d’inhabituel, de nouveau, d’expérimental, de choquant, de bizarre, de baroque, en un mot : d’italien ! Vivaldi était l’une des cibles préférées de Marcello, qui égratigna le Prêtre roux et ses frasques de virtuose au violon. C’est précisément ces frasques que la violoniste Amandine Beyer et l’ensemble Gli Incogniti ont été choisir parmi son richissime répertoire : des concertos pour violon désaccordé (selon le mode de la scordatura), pour violon « in tromba », c’est-à-dire dans une sonorité emprunté aux raclements nasillards de la trompe marine, sans oublier ces œuvres singulières dans lesquels Vivaldi laisse grande liberté au soliste qui peut s’en donner à cœur joie dans le domaine de l’improvisation. Une quinte plus bas que le violon d'Amandine Beyer, c'est l'alto de Lise Berthaud - Berthaud qui se joint au Quatuor Voce, un brillant ensemble fondé voici une dizaine d’années et qui s’est depuis hissé aux plus hauts sommets internationaux, pour deux des plus considérables Quintettes à cordes du répertoire : le K. 515 de Mozart, écrit en 1787 – un véritable monument aux dimensions symphoniques – et le très tardif Op. 111 de Brahms, composé un siècle plus tard, en 1890. Lise Berthaud et les Voce, en parfaite symbiose, nous offrent une lecture d’une intense profondeur.

Vous cherchez une version décoiffante de l’opéra le plus décoiffant de Mozart, L’Enlèvement au sérail ? Ne cherchez plus, la voici, par René Jacobs et l’Akademie für Alte Musik de Berlin et un superbe plateau de chanteurs – qui savent aussi donner de la voix pour les dialogues, ici restitués dans leur intégralité, et surtout sans cet insupportable ton d’opérette de la tradition germanique. La musique des janissaires qu’imagina Mozart, trop souvent lissée et rendue proprette dans les interprétations habituelles, est donnée dans la joyeuse férocité originelle qui avait dû surprendre bien des auditeurs viennois de 1782, tandis que les personnages solidement campés alternent entre hautaine fierté, bouffonne fanfaronnade, tendre désarroi, bref, ce qui fait l’invraisemblable richesse de cette extravagante partition. Jacobs mène sa troupe avec délectation, gageons que l’auditeur fera de cette nouvelle version sa version de référence. Versions non moins de référence pour certains, versions de suprême détestation pour d'autres, Glenn Gould au piano a toujours déchaîné les esprits pour ou contre. Voici donc, pour se faire une opinion définitive, l'intégrale (oui, l'intégrale !) de ses enregistrements réalisés pour la Columbia/CBS, soit 78 CD pour quelque soixante heures de musique. Bach bien entendu, toutes les versions des diverses époques, mais aussi Beethoven, Haydn, Mozart, Schumann, Krenek, Schönberg, Richard Strauss, Scriabine, Prokofiev, Haendel, Grieg, Bizet, Hindemith, Sibelius, CPE Bach et Brahms, un répertoire fou pour un pianiste dont d'aucuns estimaient qu'il ne l'était pas moins. Tous ces enregistrements ont été très soigneusement remastérisés selon les techniques les plus pointues.

La vignette de l'édition originale du Teatro alla moda ; à gauche, Vivaldi mène la barque !

S'il est un véritable passage de témoin musical, c'est bien entre Bartók et Ligeti. Certes, les deux musiciens ne se sont jamais croisés, mais la filiation reste évidente, moins peut-être dans les premiers ouvrages du jeune Ligeti – attiré par les sirènes de l’avant-garde – que dans sa musique plus tardive dans laquelle il a rompu avec les iconoclastes et renoué avec une bonne partie de son héritage, hongrois ou pas. D’où l’intérêt majeur de ce double album qui présente, d’une part, les Contrastes de Bartók – une œuvre de 1940, l’ultime période – et la somptueuse Sonate pour deux pianos et percussion, écrite trois ans auparavant ; et d’autre part trois concertos de Ligeti : celui pour violoncelle de 1966, encore dans la mouvance de Lux Aeterna, celui pour piano conçu vingt ans plus tard dans un langage déjà tourné vers des éléments tonaux et rythmiques bien plus perceptibles, puis celui pour violon de 1992, d’une immense tendresse et sans doute empreint d’une forte dose de nostalgie. L’Ensemble intercontemporain, son chef Matthias Pintscher et une somptueuse brochette de solistes nous offrent cela sur un plateau en or. Tout autant en or est la voix de Véronique Gens qui aborde ici l’ « Âge d’or de la mélodie française » - ainsi le livret décrit-il cette époque dont Reynaldo Hahn, Ernest Chausson et Henri Duparc sont trois des plus glorieux représentants, dans le sillage bien sûr de Fauré. Véronique Gens fait la part belle, et c’est bien heureux, à Reynaldo Hahn, dont dix mélodies sont ici présentées, des mélodies que l’on n’entend guère, ni en concert ni au disque. On y découvrira la véritable personnalité de ce compositeur trop souvent relégué au rang de « charmeur de salon », ce qu’il fut parfois, mais dont une forte proportion de l’œuvre s’éloigne radicalement de ce style. Presque autant honoré ici que Hahn, on retrouver avec plaisir Chausson dont l’archi-célèbre Temps des lilas est précédé de mélodies bien moins connues ; et Duparc, dont la non moins archi-célèbre Invitation au voyage est dorénavant l’un des fondements de la grande mélodie française. Véronique Gens, qui s’était initialement fait un grand nom dans le répertoire baroque, aborde avec bonheur le genre de la mélodie auquel elle offre un souffle de rigueur tout à fait bienvenu, accompagnée avec délices par Susan Manoff.

Malgré le titre de l'album Musique chorale de la Renaissance pour Noël, les œuvres ici présentées enjambent la fin de la Renaissance de Johann Eccard ou Clemens non Papa, jusqu’au premier baroque luthérien allemand, celui des deux Praetorius – le célèbre Michael et le moins connu Hieronymus, aucun lien de parenté entre les deux contemporains. Mais il est vrai que les frontières se brouillent, d’autant que la jonction entre les deux « époques » s’est faite à différentes périodes selon les nations et les religion. Toujours est-il que ce sont là parmi les œuvres pour Noël les plus représentatives et, du moins dans la sphère germanique, les plus célèbre y compris encore de nos jours. Le magnifique ensemble britannique Stile Antico – trois sopranos, trois altos, trois ténors, trois basses, pas de chef, les chanteurs travaillent comme en formation de chambre, en s’écoutant les uns les autres – se saisit de cette musique avec autant de bonheur que d’ardeur. Exemplaire… Et l'on refermera cette semaine bien bas, bien bas : dans les basses avec l'ensemble Les Basses réunies et le violoncelliste Bruno Cocset ! On nous présente ici les œuvres du Bordelais Jean Barrière (1707 – 1747) devenu « musicien ordinaire de l’Académie Royale de Musique » (l’actuel Opéra de Paris) ; comme beaucoup de musiciens, Barrière se rendit en Italie, sans doute autant pour perfectionner son art instrumental que pour s’imprégner plus profondément de cette culture qui rayonnait alors sur l’Europe entière depuis plusieurs décennies. Loin d’une confrontation « querelleuse et bouffonesque », c’est un subtil métissage qu’il nous offre avec ses quelque vingt-quatre Sonates consacrées au violoncelle, publiées en quatre Livres, se jouant de plusieurs styles et trouvant un ton qui lui est propre. Le violoncelliste Bruno Cocset nous propose un large éventail de choix parmi ces quatre volumes, au milieu desquels certaines sonates sont dédiées non pas au violoncelle mais au « violoncelle ténor ». On pourra également découvrir deux pièces extraites d’autres volumes, dont deux pour « pardessus de viole » (ici tenu par Guido Balestracci), et deux fort intrigantes pour clavecin seul. Jean Barrière, oublié depuis des siècles, fait désormais un nouveau retour en force.