Mercredi 6 avril, la Cité de la Musique, dans le cadre de son cycle Le Pacifisme, programme Naïs – Opéra pour la Paix de Rameau par Hugo Reyne et sa Simphonie du Marais. Rencontre.

Quinzième ouvrage lyrique de Rameau, Naïs, est une pastorale héroïque qui raconte l’amour de Neptune pour la nymphe Naïs. L’œuvre n’a quasiment jamais été jouée de nos jours, hors une version gravée au microsillon de 1980 par McGegan chez Erato, vastement tronquée et largement imparfaite, mais qui laissait déjà transparaître la grande qualité de la musique.

La production de la Cité promet de rendre justice à la partition, notamment par l’attention particulière que Hugo Reyne sait apporter aux vents, à l’articulation, et grâce à des chanteurs de tout premier plan : on peut citer Jean-Paul Fouchécourt, grand habitué du répertoire, ou surtout, dans le rôle titre, Mireille Delunsch, qui a déjà ébloui la scène lyrique avec Rameau, lorsqu’elle chantait la Folie dans le Platée dirigé par Minkowski.

Si le spectacle affiche quasiment complet depuis déjà un moment, des places peuvent encore être réservées par téléphone (au 01 44 84 44 84) ou sur place, le soir même. Et pour ceux qui n’auront pas la chance d’y une retransmission aura lieu sur France Musique le 2 juin à 20h et une sortie au disque est prévue ultérieurement chez ORF (label de la radio autrichienne).

En attendant le 6 avril, nous sommes allés à la rencontre de Hugo Reyne pour lui poser quelques questions…

« J’ai toujours essayé de découvrir des inédits »

Vous avez dédié une douzaine d’enregistrements à Lully, le dernier en date, Atys, l’année dernière à l’automne 2010. Pour ce qui est de Rameau, vous n’avez abordé que des œuvres plus en marge, la Naissance d’Osiris et des orchestrations des Pièces de clavecin en concerts. Dans quelle mesure votre approche de Lully diffère-t’elle de votre approche de Rameau ?

J’ai procédé de la même façon qu’avec Lully. J’ai toujours essayé de découvrir des nouveautés, des œuvres qui n’étaient pas enregistrées — des inédits, comme on dit. Je ne me suis pas lancé dans l’idée de faire des doublons, et je trouve important, pour un interprète, de commencer de cette manière : je ne vais pas tout de suite faire Hippolyte et Aricie, il est intéressant de travailler surtout Rameau, d’abord, de l’appréhender avec de petites formes comme les actes de ballets (même si la Naissance d’Osiris est une pièce difficile, elle ne dure effectivement « qu’une » heure), et puis là je m’attaque justement, et c’est cela la progression, à une œuvre plus importante – toujours pas une tragédie mais une pastorale – et donc j’aborde Rameau progressivement comme je l’avais déjà fait avec Lully, puisque j’avais commencé par l’Idylle sur la Paix, un divertissement, pour continuer avec quelques ballets, etc..

Pour un interprète, chef d’orchestre, directeur d’un groupe, c’est important de ne pas tout de suite se lancer dans une grosse machine, et pour deux raisons : il faut de la progression dans ce qu’on fait afin d’étudier la musique, et parce qu’on ne s’attaque pas immédiatement aux chefs d’œuvres, il est important de voir le parcours d’un compositeur. Puis aussi, troisièmement, il peut y avoir des raisons budgétaires ! Même Naïs coûte déjà très cher, et il est difficile pour la Simphonie du Marais, qui n’est pas un ensemble très subventionné, de tenter chaque année d’aborder de grosses productions, sachant qu’on est pas allié à une grosse maison d’opéra.

La musique de Rameau : des passages redoutables, des traits diaboliques !

C’est un fait ! Voilà pourquoi on propose souvent uniquement des versions de concert, qui requièrent d’un point de vue musical déjà beaucoup de répétitions — d’ailleurs il en faudrait davantage pour Rameau que pour Lully, car Rameau est beaucoup plus difficile, dans tous les domaines, pour la voix, les instruments, etc.. Je m’en aperçois d’autant plus quand, en plein milieu des répétitions pour Naïs, nous sommes à court de temps pour approfondir les choses. Rameau est très exigeant. Lully aussi, mais moins sur le plan technique.

Par exemple, l’orchestre avec Rameau évolue considérablement : il demande beaucoup plus de prouesses difficiles à l’orchestre. Pour arriver à rendre cette musique avec grâce, que cela sonne « facile et naturel » — le vœux du compositeur puisqu’il s’agit d’une pastorale — malgré certains passages redoutables. Si on voulait détailler : les bassons ont des notes suraigües à jouer, de grands solos en détaché ; pareil pour les hautbois et les flutes, et puis pour les violons, n’en parlons pas, des traits diaboliques. Et pour les chanteurs, la difficulté se situe souvent au niveau de certains airs de rapidité avec plein de double-croches, ou au niveau de l’ornementation écrite, aussi parfois presque impossible à faire. Rameau traite la voix comme un instrument !

Cela m’amène à vous dire que le travail n’est pas du tout le même avec Lully/Quinault qu’avec Rameau/Cahusac. Cahusac étant quand même le librettiste avec lequel Rameau a le plus travaillé — par ailleurs le librettiste de la Naissance d’Osiris — c’est ce qui m’a intéressé. Lully cherchait beaucoup plus la proximité avec le texte, la proximité déclamatoire, alors qu’avec Rameau c’est beaucoup plus instrumental, ainsi le texte risque souvent de passer au second plan — mais c’est normal, c’est l’évolution de la musique, vers ce que va devenir par la suite l’opéra.

Puisque vous parlez du librettiste… seriez-vous d’accord pour dire que le livret de Naïs est pauvre ?

Je suis toujours navré quand les gens se permettent de dire qu’un livret est pauvre… Les musicologues disent cela, ou les historiens. Face au librettiste Cahusac, oseriez-vous ? [Rires.] Avec le temps on se permet de porter des jugements sévères. Le livret, pour moi, n’est pas pauvre.

Ou plutôt si l’on parle franchement, le livret est pauvre lorsqu’on le considère seul, comme un texte de pièce de théâtre. Toutefois il ne faut jamais juger d’un livret d’opéra sans parler de la musique, car c’est l’alliance entre le livret et la musique qui est importante. Alors bien sûr, ce qui fait d’Atys un chef d’œuvre, c’est que le drame est fort et que la musique est forte. Mais dans Naïs, le livret est une pastorale, et il ne faut pas comparer cela à une tragédie en musique — ce n’est pas comparable.

« Neptune veut être aimé pour lui-même et non parce qu’il est une divinité »

La pastorale est intéressante car elle a précédé la tragédie dans l’histoire de l’opéra. Au XVIIe siècle, elle prévalait même, jusqu’à ce qu’arrivent Lully et Quinault, qui imposèrent la tragédie en musique. Mais encore en 1749, Rameau compose une pastorale. Je pense que l’idée de la pastorale, pour lui, c’est ce côté « paisible », puisque c’est un « Opéra pour la Paix ». En effet, si le prologue — L’Accord des Dieux — évoque la guerre, avec Jupiter qui impose de force la paix, l’œuvre continue ensuite dans la paix, avec Neptune et Naïs. Néanmoins, leur couple n’est pas paisible au début, puisque Neptune est déguisé. Et s’il fait la cour clairement à Naïs, il la fait quand même un peu « mariner », et donc souffrir, jusqu’à ce qu’elle lui dise qu’elle l’aime : car finalement, il veut être aimé pour lui-même et non pas parce qu’il est Neptune (il ne l’obtiendra qu’au milieu du troisième et dernier acte).

Moi, ce que j’aime dans la pastorale, c’est cette naïveté, ce naturel. J’avais d’ailleurs voulu, dans Atys, qu’on revienne au naturel, parce malgré tout l’histoire d’Atys se rapporte à la pastorale, puisque le héros y est transformé en arbre et que tout le cinquième acte est un hommage à la nature.

Pour en revenir au livret de Cahusac : non, il n’est pas faible. Il est parfaitement servi par Rameau, et surtout il est parfait serviteur de Rameau : les divertissements sont très bien amenés, or c’est justement ce que souhaitait le compositeur, pouvoir faire un divertissement, un ballet dans chaque acte.

Ainsi l’opéra regorge de belle chose ! De voir le devin Tirésie, père de Naïs, lire dans les chants d’oiseaux, c’est merveilleux ! Et si ce n’est pas une tragédie, il y a en revanche quelques passages dramatiques : la révélation de l’oracle donc, la crainte des bergers, les bateaux qui s’enflamment, etc.. Tout cela pour dire que, bien qu’il s’agisse d’une pastorale, il se passe quand même beaucoup de choses. D’ailleurs, sans mise-en-scène, il est possible que ce ne soit pas clair, pour le public, que Neptune est déguisé en berger. Mais je pourrais peut-être le signaler au public, si la Cité m’autorise à parler !

Ainsi donc que mettriez vous en avant pour convaincre, pour donner envie de venir voir cette œuvre de Rameau ? Quels sont les moments forts de la partition ?

Je parlerais avant tout de la beauté de la musique de Rameau. Autant au XVIIe siècle, on parlait de l’opéra de Quinault, ici on va parler de l’opéra de Rameau — Rameau est clairement dominant dans ce couple compositeur/librettiste (Lully l’était aussi, dans une certaine mesure, mais bref, on ne va pas en reparler !).

« Rien que pour le prologue, cela vaut le coup de venir écouter l’opéra ! »

En effet, la musique de Rameau est très novatrice.

L’ouverture est de style Sturm und Drang avant l’heure. Vous pourrez y entendre le bruit de guerre, puis les Titans qui entassent les rochers pour escalader les cieux et détrôner les dieux. Tout cela est très bien composé par Rameau avec notamment : l’utilisation de timbales, de trompettes aussi, et pas dans leur utilisation habituelle de fanfare, mais plutôt des trompettes de la mort, du chaos, avec un tambour voilé qui évoque lui aussi le chaos ; des mouvements de violons et de hautbois très dissonants, très grinçants ; et puis surtout cette ouverture s’enchaîne directement sur le premier chœur, qui conserve le même matériel musical. C’était aussi une innovation, puisqu’il n’y avait pas, comme d’ordinaire, juste l’ouverture, point barre, puis on commence l’opéra ! Ce prologue apparaît ainsi comme incroyablement dynamique pour un compositeur de 66 ans !

Après, place à l’intervention des dieux sur lesquels règne Jupiter, avec un chœur « Lancez la foudre » incroyable aussi. Bref, le prologue se conclut avec un rigaudon sur lequel le chœur se superpose en chantant « L’accord des Dieux donne la paix au monde », c’est absolument fascinant. Rien que pour le prologue, cela vaut le coup de venir écouter l’opéra ! [Rires.]

Par contre, je ne verrais pas de parallèle avec le contexte politique de l’époque — comme cela est souvent fait, à tort. Je ne pense pas que dans l’esprit de Rameau il y ait eu une intention volontaire : il est effectivement possible d’identifier Jupiter à Louis XV, Neptune comme le roi d’Angleterre… mais après pourquoi l’opéra porterait-il sur Neptune, le roi d’Angleterre ? Cela n’a aucun sens ! Les identifications me gênent toujours, car elles datent, mettent de la poussière sur les œuvres. Or j’estime que cette œuvre est encore tout-à-fait actuelle, moderne — en particulier ce prologue, donc.

Ensuite dans l’opéra lui-même : il y a déjà beaucoup de poésie, ce passage avec les oiseaux dont j’ai déjà parlé ; il y a des danses fulgurantes, l’apparence d’une des danses préférées de Rameau, le tambourin, et il y a toute l’influence de l’ensoleillement de la Provence — on se rapproche du Naïs de Pagnol ! Ces tambourins sont des danses provençales pour moi, jouées notamment avec un tambourin de Provence dans l’instrumentation. Cet esprit de la danse est donc omniprésent.

Il y a aussi une grande Chaconne au premier acte, qui est extraordinaire. Une Chaconne pour les Jeux Olympiques, si on peut dire, pour les lutteurs, pour les athlètes, très musclée justement, et à la fois très poétique aussi, puisqu’il y a différents épisodes avec beaucoup de changements de caractère.

Rameau annonce... Hitchcock ?

Au second acte, il y a un passage qui ne s’appelle pas le Rappel des Oiseaux, comme la pièce de clavecin, mais le Réveil des Oiseaux — cela fait un peu Couperin aussi —, avec les oiseaux qui envahissent le paysage à la Hitchcock ! Enfin, pas tout-à-fait, mais ils annoncent quand même une inquiétude, car le devin, en même temps qu’il dévoile son oracle, parle de gouffres ouverts, et il dit à sa fille, Naïs, qu’il la perd. Donc cet oracle déclenche une inquiétude de la part des bergers et bergères qui peuplent Corinthe, qui envisagent cela comme un affront qui aurait été fait à Neptune, et que ce dernier viendrait se venger sur eux. D’ailleurs en parlant d’Hitchcock, j’ai remarqué que Rameau apparaît toujours masqué une fois dans ses opéras — ici, il cite la mélodie initiale de son grand motet « In Convertendo » au début du troisième acte, justement l’acte où Naïs va se « convertir », se plier, à la volonté de Neptune.

Il y a aussi à la fin de ce second acte, une sorte de Marseillaise, « Aux armes ! aux armes ! », magnifique chœur, qui est hélas trop court — c’est souvent le génie de Lully et Rameau qui font des choses un peu trop courtes pour qu’on reste sur notre faim !

Dans le troisième acte, il y a un très beau sommeil — puisque nous parlions d’Atys — mais un sommeil choral avec toutes les divinités de la mer qui souhaitent la bienvenue à Naïs et à Neptune, un chœur aquatique très paisible avec des ondulations de deux-en-deux. Et après il y a un merveilleux duo d’amour entre Naïs et Neptune, « Que je vous aime ». Puis ensuite, encore un festival de danses, et c’est ce qui pourrait paraître long, puisque la conclusion n’est non pas un chœur final, mais des danses — puisqu’on est en France ! — et des airs virtuoses pour faire encore montre de la virtuosité des chanteurs. D’ailleurs cela va être une épreuve pour que ces derniers tiennent la route jusqu’à la fin !

Pouvez-vous nous donner un aperçu d’un de vos prochains projets Rameau ?

Le prochain projet ce serait plutôt de faire de confronter Rameau et Rousseau, pour exprimer la fameuse querelle des Bouffons qui les opposaient. Je compte faire le Devin du Village de Rousseau en regard avec Io de Rameau, une œuvre qui n’a jamais été jouée, dont j’ai fait moi-même les partitions, et qui doit dater des années 1750, donc à mon avis elle est assez contemporaine du Devin qui est de 1752. Ces œuvres seraient complétées de quelques lectures de lettres échangées par ces deux grands hommes. Tout cela dans le cadre de l’anniversaire de la naissance de Rousseau, 1712. Donc l’année prochaine, j’espère pouvoir illustrer ces deux personnages et leur tiraillements.

« J'aimerais me servir une meilleure part du gâteau ! »

Au delà de Rameau, j’aimerais m’attaquer à des œuvres connues, par exemple Le Messie de Haendel. Je voudrais apporter ma propre patte aux chefs d’œuvre, chose dont je me suis plutôt abstenu jusqu’à présent — c’était un peu votre première question d’ailleurs — parce que je cherchais à faire découvrir au public des œuvres méconnues de compositeurs connus. C’est mon côté serviteur des compositeurs ! Maintenant j’aimerais me servir une meilleure part du gâteau — comme dirait Klapisch, avec qui j’étais au lycée — en m’octroyant le plaisir de jouer des œuvres comme les Concertos Brandebourgeois, ou le Requiem de Mozart. Non pas pour les jouer pour la énième fois, mais pour y apporter vraiment quelque chose. À l’instar des Pièces de clavecin de concerts, dont nous n’avons pas enregistré aucune des versions habituelles, mais une orchestration originale inspirée de ce que prescrivait Rameau pour ses opéras. Dans Le Messie, je pourrais peut-être apporter la French Touch. Ne serait-ce que dans l’ouverture, qui est une ouverture à la française, ce dont il n’est pas toujours rendu compte d’où des choses parfois bizarres dans certaines interprétations. Et puis pour cette œuvre, c’est aussi une question de ferveur par rapport au texte du Messie, qui m’intéresse beaucoup. Enfin, j’ai également de nombreux projets de musique de chambre et de musique symphonique…