Correspondance musclée entre le pianiste de jazz Laurent Coq et Sébastien Vidal, à la tête du club parisien le Duc des Lombards et des programmes de la radio TSF Jazz.

L’échange épistolaire dans lequel se sont engagés le pianiste de jazz Laurent Coq et Sébastien Vidal, responsable de la programmation du club parisien le Duc des Lombards et également des programmes de la radio TSF Jazz, remet au cœur du débat le fonctionnement de la musique vivante, des programmation d'antenne et les luttes de pouvoir (ou pas ?) qui en découlent. Ainsi, dans un email envoyé fin mars à Vidal, le pianiste dénonce une certaine concentration des pouvoirs entre ses mains. Ce bras de fer éditorial a poussé Coq a ouvrir sur son blog, un espace d’échange intitulé Révolution de Jazzmin. Nous reproduisons ci-dessous le texte en question :

Sébastien,

Il est venu le temps pour moi de t'alerter sur ce que je pense être une dérive inquiétante. Je passe sur le fait que tu ne répondes pas aux emails, messages, et propositions qui, en ce qui me concerne, m'ont demandé du temps et de l'investissement... je conçois que lorsque l'on organise des « concerts de filles » à l'Olympia, on ait plus trop le temps de s'occuper de musiciens français quarantenaires qui ne sont pas bankables ni sexy aux yeux des investisseurs de TSF. Dommage pourtant, car ma proposition (de faire une émission hebdomadaire sur TSF d'une heure pour passer la production New-Yorkaise contemporaine) aurait permis à votre boite de clamer passer "tous les jazz" sans mentir. Non, mon inquiétude concerne le Duc des Lombards. Pour y avoir joué quelques fois ces derniers temps, et surtout pour y avoir été écouter de la musique, je suis obligé de tirer la sonnette d'alarme. Après tout, ce club, c'est aussi un peu le mien. J'y ai enregistré un disque il y a dix ans, et j'y joue depuis au moins le double. Pourtant, je pensais qu'après la période désastreuse de Proust, l'endroit allait redevenir un allier de cette musique. Peut-être est-ce dû à l'endroit lui-même ? Cette espèce de décors minable pour clip de rap des années 90 ? Quoiqu'il en soit, c'est raté. Et votre programmation ni fait rien. Ne m'a-t-on pas rapporté que Brian Blade s'est mis à pleurer discrètement sur scène après avoir demandé aux gens du premier rang de manger plus discrètement, en vain ? Le Duc, le club qui a réussi à faire pleurer Brian Blade. Finalement, la différence avec Eurodisney, c'est que c'est au centre de Paris. Sinon, c'est le même public de comité d'entreprise qui vient en bus pour écouter un bon jazz, avec la même bouffe infecte qu'on n'oserait pas servir au wagon restaurant du TGV. Le décor est tellement énorme que le seul endroit qui reste aux musiciens c'est ce couloir d'entrée dont le plancher flottant rappelle les sensations qu'on a sur un bateau, avec un son qui nous parvient déformé, et sans accès au bar. Ces écrans partout ne font que renforcer l'impression d'être sur un plateau de télé, avec le groupe qui joue en léger différé... J'ai bien conscience qu'en envoyant ce mail à toi, et à quelques autres, je me grille. Du reste n'est-ce pas déjà fait, puisque j'entends dire que tu n'acceptes pas que les musiciens qui jouent "chez toi" jouent aussi ailleurs dans la rue des Lombards. As-tu définitivement pété les plombs ? Sais-tu la dureté de ce métier pour te permettre de penser et dire des choses pareilles ? Crois-tu qu'un gig tous les trois mois (au mieux) au Duc te permette d'exiger une telle exclusivité ? Même à New York, personne ne pense comme ça. Plus largement, je pense que cette manière de voir les choses - et le Duc tel qu'il est devenu - trahissent une dérive très inquiétante. Bien sûr, dans ce petit monde à l'économie si fragile, ce sont des choses qu'on n'ose pas (te) dire. Les enjeux sont trop gros, et la perspective d'être raillé des listes pousse au silence docile. Te connaissant maintenant depuis assez longtemps, et par ailleurs, ayant de la sympathie pour toi, prends ce message comme une marque d'honnêteté. Il est grand temps de prendre conscience que le jazz est entré en mode Sarkozy. Une manière bling-bling de le présenter et de le vendre, qui voudrait adopter les mêmes méthodes que pour la variété qu'on sert sur M6. Et bien, non. Le Jazz ne peut supporter pareil traitement sans en pâtir gravement. C'est malheureusement déjà le cas, et je constate avec beaucoup de tristesse que tout un pan - le plus créatif - de cette musique n'a plus droit de cité ni sur la scène du Duc, ni sur les ondes de TSF, ou alors à dose homéopathique. Je comprends qu'il faut trouver un bon dosage entre ce qui fait vendre et par conséquent rapporte, et ce qui continue de faire avancer cette musique. Pour ma part, je pense que ce dosage n'est pas satisfaisant en l'état actuel. J'espère que ce mail lancera un débat qu'il est plus que temps d'avoir à mon sens. C'est notre musique qui est en jeu et j'en appelle à un sursaut de la part des musiciens comme des programmateurs.

Amicalement,

Laurent Coq

PS : je suis bien sur prêt à en parler de vive voix avec toi.

Evidemment, l’intéressé a répondu à ces accusations dans un email dont nous reproduisons là aussi l’intégralité :

Laurent,

Nous t'avons toujours accueilli au Duc avec plaisir et à de nombreuses reprises. Ce sera encore le cas à l'avenir si tu souhaites t'aventurer dans notre « Disneyland Jazzistique ». J'entends bien quand tu dis que tu n'aimes pas cet endroit, libre à toi, mais sache que nous n'avons pas de compte à te rendre. C'est la même pour TSF JAZZ. Pour les demandes d'exclusivités, demande aux intéressés l'intégralité de nos propos et arrête de colporter des bruits de chiottes indignes de ton intelligence. Nous programmons alternativement des artistes avec toutes les salles parisiennes. Nous proposons des résidences mensuelle à certain d'entre eux, quand c'est le cas, oui, nous souhaitons avoir une certaine exclusivité. C'est le cas entre autre pour Baptiste Herbin. Par contre si tu compares notre programme avec ceux de la rue des Lombards, tu y verras pas mal de points communs de Gregory Privat à Thomas Encho en passant par Giovanni Mirabassi... Bref. On se calme. On respire, on en cause si tu veux.

Bien à toi

Sébastien Vidal

Laurent Coq s’est empressé de rebondir ainsi sur la réponse de Sébastien Vidal : « Mon mail ne visait à me faire jouer Duc plus souvent. C'était une lettre ouverte, un coup de gueule, pour alerter sur une dérive qui porte préjudice à un grand nombre de mes amis musiciens, et parmi eux, les plus jeunes, et par conséquent à la musique elle-même. Tu n'es pas obligé de me croire, mais je ne tentais pas de défendre mes petits intérêts personnels. Ni d'ailleurs quand je te propose de diffuser la production de mes pairs sur les ondes de TSF, une heure par semaine. Je ne suis pas en train de dérouler mon plan de carrière, mais je veux juste essayer de rétablir un tout petit peu d'équilibre. (…) Quand on concentre autant de pouvoir, il faut accepter : 1/ d'être soumis à la critique, surtout quand celle-ci vient de l'intérieur. J'estime avoir toute la légitimité pour le faire. J'ai joué dans cette rue un nombre incalculable de fois depuis 20 ans, j'ai huit disques comme leader à mon actif, sans compter d'innombrables collaborations, et j'enseigne cette musique activement. Et 2/, d'avoir des comptes à rendre à la musique et aux musiciens qui la font et qui te font vivre. Il en va de même avec la télé. Si il n'y avait que TF1, cette chaîne aurait un devoir de pluralité que son seul statut d'entreprise privée et mercantile ne suffirait pas à l'en dispenser. »

Dans cette réponse, Coq remet également en question les propos de Vidal sur les artistes programmés alternativement avec toutes les salles parisiennes. « Tu es de mauvaise foi quand tu dis cela, poursuit le pianiste. J'ai trop de témoignages qui contredisent cette affirmation pour te croire. Je pense que face à une situation qui devient hégémonique, tu prends des libertés qui sont intolérables, et il est grand temps que quelqu'un le dénonce publiquement. (…) On respire... de plus en plus mal. La première fois que j'ai joué dans les clubs de rue des Lombards, Sunset ou Duc, je n'avais pas de disque sous mon nom. C'est aujourd'hui impensable. C'est aussi cela que je dénonce. Car en définitive, le musicien dans la Sarkozy-TSF d'aujourd'hui se doit d'avoir toujours une « actualité », c'est-à-dire un disque qui vient de sortir (ou est sur le point de), d'avoir une mailing-list énorme qui lui assure de remplir le lieu où il se produit, de s'occuper de son auto-promotion (si c'est un bon story teller, et qu'on peut le présenter de manière sexy, c'est encore mieux. Si il est TV friendly tous les espoirs sont permis), de passer sa vie sur Facebook et Twitter, sinon il est invisible, et d'accepter le dictât d'une exclusivité dans ton club, juste pour le bénéfice d'y jouer une fois par mois devant une salle bruyante. Ah, j'oubliais, c'est pas mal si il trouve le temps de travailler son instrument, de répéter, etc. Mais, dans ce contexte, au l'aura compris, ce n'est pas l'essentiel. Oui, décidément, on étouffe. La réalité, c'est que des gens comme Thelonious Monk, Andrew Hill, Steve Coleman, Tyshawn Sorey, Sam Rivers, Steve Lehman, Paul Bley, George Russell, late John Coltrane, Herbie Nichols.. (je m'arrête, la liste est trop longue) n'auraient aucune chance aujourd'hui avec la politique de programmation qui est à l'œuvre au Duc, comme sur TSF.... Tiens, je serais curieux d'ailleurs de connaître la fréquence de programmation de ces artistes sur ta radio. Encore une fois, si tu ne concentrais pas autant de pouvoir à toi tout seul, je te laisserais tranquille bien volontiers. Quand je pense qu'on va tous jouer gratuitement un fois par an à l'Olympia pour faire la promotion de ta radio juste dans l'espoir d'obtenir une playlist... toute cette soumission pue. Mais au fait, qu'en pensent les journalistes spécialisés ?

Laurent Coq

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