Les Sacqueboutiers et l’Ensemble Clément Janequin donnaient dimanche 21 mars à Toulouse un récit musical alternant chansons du XVIe siècle et extraits du Gargantua de Rabelais. Placé sous le signe de la maxime humaniste, « Fay ce que vouldras », ce docte récital renouvelle notre vision de la Renaissance française et de notre humaine condition.

Il existe pour l’essentiel deux grandes écoles d’interprétation contemporaine. La première, la plus courante, vise à susciter chez l’auditeur une jouissance esthétique ou sentimentale ; les interprètes s’efforcent ainsi de transmettre un idéal de beauté et d’élégance contenu en chaque œuvre. La seconde, peut-être plus ambitieuse, ne se préoccupe pas tant du beau que du vrai. Elle ne considère plus seulement l’œuvre comme l’objet d’une jouissance personnelle, mais comme une porte ouverte à la compréhension intime d’une société humaine. Si l’histoire identifie les conditions matérielles d’une époque donnée, la musique permet d’en déceler les ressorts mentaux, d’en cerner l’horizon intellectuel. Servie par une interprétation rigoureusement authentique, la musique devient voyage dans le temps et dans l’espace.

Peu de formations illustrent cette seconde école autant que les Sacqueboutiers de Jean-Pierre Canihac, et l’Ensemble Clément Janequin de Dominique Visse. Fondées à Toulouse à la fin des années 1970, ces deux formations se sont infatigablement attachées à restaurer les univers harmoniques anciens. En trente ans de carrière, elles ont exhumé plusieurs milliers de compositions oubliées (à lui seul, Dominique Visse a mis à jour plus de 20 000 pages de musique), repensé les règles de l’interprétation ancienne, et redéfini en profondeur nos conceptions historiques et artistiques.

Constamment en tournées de part et d’autre du monde, ces formations sœurs se retrouvaient dimanche 21 mars à Toulouse dans le cadre d’un concert commun consacré à la Renaissance française, « Fay ce que voudras ». Était-on vraiment le 21 mars 2010 ? Il était permis d’en douter. Parvenu au faîte du réalisme et de l’authenticité, l’art des Sacqueboutiers et de l’Ensemble Clément Janequin brouillait les frontières de l’espace et du temps. Désorienté, l’auditeur était bien en peine de se situer.

En effet, plus que d’un simple récital, il s’agissait d’une représentation cohérente, qui, décrivant exhaustivement les multiples facettes de la Renaissance française, en dévoilait l’essence profonde. Une telle entreprise n’avait rien d’aisée. La musique est en effet rétive aux concepts. L’on ne peut rien lui faire dire qui aille au-delà de quelques considérations élémentaires (la tristesse du mode mineur etc.). Il convenait donc de doter ce programme musical d’un fil directeur qui fût éclairant, sans être didactique.

Aussi les interprètes ont-ils adopté un dispositif audacieux : entrecouper leur programme d’extraits du chef-d’œuvre de François Rabelais, Gargantua. Véritable ancêtre du bildungsroman, Gargantua prend prétexte de la formation d’un géant épicurien pour quadriller l’univers mental du XVIe siècle français. Doctement résumé par Christian Chauzy, et plaisamment conté par Pierre Margot, Gargantua éclaire le discours musical, et l’élève à un degré de sophistication métaphysique et scientifique que la musique, seule, ne pourrait atteindre.

Intriquant texte et musique, danses et chanson, poèmes et proses, ce concert possède une richesse humaine et artistique infinie, d’où ressortent trois thèmes universels, solidement imbriqués.

Fay ce que vouldras : l’humanisme en liberté

« Fay ce que vouldras » : le titre du concert apparaît comme le point de fuite du récit musical. Tout tend en effet vers ce précepte épicurien, unique règle de vie de la très libérale abbaye de Thélème, dont la fondation clôt le cycle gargantuesque.

En 1 h 20, les Sacqueboutiers et l’Ensemble Clément Janequin font inventaire et éloge des plaisirs humains : la boisson (« Hau, hau je boys » de Claudin de Sermisy), le sexe (« Or viens ça m’amye Perette »), la nourriture (« Nous sommes de l’ordre de Saint-Babouyn » de Loyset Compère)… Même les réjouissances atypiques voire déviantes sont tour à tour célébrées : la scatologie (« Grosse garce noire » de Guillaume), la violence (« La guerre » de Clément Janequin), la trahison (« Je boy à toy mon compagnon » de Claude Lejeune)…

Les deux ensembles ne se contentent pas seulement de déclamer ces joyeux appels à la tolérance. Ils redécouvrent également les libertés prises par les interprètes d’autrefois. Désireux de chanter un poème célèbre de Louise Labé, ils n’ont pas hésité à l’habiller d’un air d’Antoine de Bertrand, nullement conçu pour l’accompagner. Ce genre de pratiques n’avait rien d’exceptionnel à la Renaissance : la propriété intellectuelle n’existait pas et musique et poésie coïncidaient naturellement.

Musique et nature

A quoi tient cette liberté d’esprit, qui paraît également éloignée de l’obscurantisme des siècles antérieurs, que du classicisme bon teint des temps à venir ? Selon Christian Chauzy, cet esprit de tolérance découlerait d’une relecture de la Bible. Inspirés par un souci d’unifier théologie, et philosophies hellénistiques, les intellectuels de la Renaissance ont élaboré une sorte de mythe humaniste. La genèse nous enseigne en effet que Dieu fit la nature parfaite. L’homme devait couronner cette nature idéelle. Après avoir commis le péché originel, il devint une créature avilie, privée de toute perfection. Il s’ensuit que pour redevenir bon, l’homme se doit, non pas de se fier à des règles morales préétablies, mais d’ouvrir le grand livre de la nature. Les lois morales sont inscrites dans les étoiles, les arbres, les corps… Tout est digne de connaissance ; toute connaissance mène au bonheur.

Ce mythe fondateur explicite la psychologie de l’artiste au XVIe siècle. Confiant dans la valeur éthique de la nature, il s’évertue à la célébrer intégralement, sans renier aucune de ses composantes. Rien n’est tabou à ses yeux, et tout est digne d’intérêt, pourvu que cela fût naturel. Dans un texte assez scabreux de Gargantua, Rabelais mentionne ainsi le cas d’une excitation qui, partant du bas-ventre, se communique au cœur et à l’esprit. Tout se tient en ce monde, et rien ne doit être occulté.

L’ensemble de la production littéraire de ce temps, se caractérise de fait par l’emploi d’une langue naturelle, où les mots collent au plus près du réel. Ainsi, les chansons paillardes n’empruntent pas les habituelles voies détournées (sous-entendus, métaphores, litotes…) pour masquer la crudité des situations : dans « Or viens ça m’amye Perette », Clément Janequin annonce tout de suite la couleur : « Ton cul servira de trom, de trom, de trompette ». De leur côté, les pièces lyriques délaissent l’emphase poétique, au profit d’une appréhension immédiate du monde. Quelques mots suffisent à Joachim du Bellay pour décrire le cycle cosmologique des jours ou des nuits (« La nuit froide et sombre (…) Le jour suivant sa lueur expose et d’un teint divers ce grand univers tapisse et compose »), ou à Louise Labé pour dépeindre les affres de la passion amoureuse (« Je vis, je meurs »).

La musique renaissante tend à un réalisme semblable. Elle recourt ainsi fréquemment à un procédé rare et efficace : l’onomatopée. Les grandes chansons polyphoniques de Clément Janequin s’efforcent en effet de recréer de véritables atmosphères sonores : hurlement des chiens, clameurs des chasseurs et galops des bêtes traquées, dans la Chasse, roulements de tambours, chocs des armes, péans téméraires et cris d’agonie dans la Guerre.

Rompu de longue date à ce répertoire bruitiste avant l’heure, l’Ensemble Clément Janequin restitue un véritable enregistrement phonographique des grands événements de la vie humaine au XVIe siècle. Faisant fi des lois de la physique, les musiciens plantent un micro un cinq siècles de distance et nous ramènent des sons que l’on pensait perdus pour l’éternité.

Aux sources de la musique populaire

Les deux thèmes précédents étaient perceptibles dès les premières notes du concert. Ce troisième et dernier thème n’est révélé qu’à la fin, voire même, pourrait-on dire, après la fin.

Salués et rappelés par un public conquis, les Sacqueboutiers et l’Ensemble Clément Janequin décident d’entonner un bis. Leur choix tombe sur les « cris de Paris ». Dominique Visse s’empresse toutefois d’ajouter qu’il ne s’agira pas de l’illustre composition de Clément Janequin, « Voulez ouyr les cris de Paris », mais des « Cris de la rue », Saynette-panorama d’Edouard Déransart, écrite… à la fin du XIXe siècle. Alors que les œuvres de Janequin dormaient depuis quatre siècles dans quelque fond de bibliothèque, la tradition qui les inspirait, demeurait bien vivante. Sans forcément s’en douter, Déransart, simple chef d’orchestre de cabaret, renouait avec l’audace réaliste de la Renaissance.

Par-delà les ruptures théoriques finement étudiées de la musique savante, l’on devine ainsi une musique populaire, presque toujours ignorée. Au XVIe siècle, cette dernière s’émancipe pour un temps assez bref de la tutelle du clergé et des lettrés. Ses multiples formes sont légitimées, et nourrissent la production musicale des plus grands compositeurs, qu’il s’agisse de la chanson à boire (« Je boy à toy mon compagnon »), de la chanson paillarde (« Or viens ça m’amye Perette »), des cris corporatiste ou de la fable (« Derrière chez nous y a un étang »).

En s’investissant dans la redécouverte des répertoires anciens, les Sacqueboutiers et l’Ensemble Clément Janequin, éclairent les tendances toujours actuelles de l’art occidental. Ils n’ont pas tant amélioré notre connaissance des ères révolues, que de notre propre temps. Leur concert commun n’était pas tant une invitation à déchiffrer le passé, qu’à mieux nous comprendre.

©Patrice Nin