Inclassable chanteuse canadienne, la grande Molly Johnson enrichit sa discographie de Lucky, superbe album de reprises jazz, qui confirme l’envoutement de ce grain de voix des plus attachant.

On pourrait certainement se contenter, pour présenter la belle et talentueuse Molly Johnson, de dévider consciencieusement la chronologie d'une déjà longue et conséquente carrière qui en soi suffirait amplement à l'imposer comme l'une des plus singulières et passionnantes chanteuses apparues dernièrement sur la scène nord américaine. Ce serait pourtant risquer de passer à côté de ce qui fait le charme inimitable d'une personnalité décidément hors du commun.

Car Molly Johnson, à l'heure des divas virtuelles fabriquées, emballées, marketées, et prêtes à consommer, est tout sauf une chanteuse de plus. Et si aujourd'hui ce disque qui pour la première fois permet à sa musique de traverser les océans à la conquête du public européen, surprend et séduit à ce point, c'est qu'il nous met soudain en présence non seulement d'une musicienne accomplie, douée d'une technique sans faille et d'une personnalité musicale luxuriante, complexe, mature, mais d'une femme, authentique, riche, on le sent d'emblée, d'une épaisseur humaine exceptionnelle forgée au fil du temps, au gré de rencontres multiples et d'engagements personnels forts.

Car Molly Johnson, depuis vingt ans qu'elle hante de sa voix suave et sensuelle les bars et clubs du continent nord-américain, n'a jamais dérogé à une règle de conduite aussi simple qu'inflexible : ne jamais rien sacrifier de sa vie de femme, en prise directe sur le monde tel qu'il va, aux règles un peu factices et illusoires de l'industrie du disque. Une attitude qui lui coûta sans doute une reconnaissance publique internationale plus rapide, mais qui donne aujourd'hui à sa musique son élégance, sa maturité, sa consistance, sa profondeur, en un mot sa savoureuse et inimitable "incarnation".

C'est dans la banlieue de Toronto, au sein d'une famille d'artistes, que Molly voit le jour, fruit des amours toujours un peu transgressives dans les années 60 entre un père noir originaire de Philadelphie et une mère blanche new-yorkaise. Un univers familial fait de tolérance et d'ouverture culturelle, d'harmonie affective et de concurrence ludique où s'épanouiront non seulement les talents de Molly mais également ceux de son frère Clark (acteur et metteur en scène de la série culte de la chaîne HBO, Homicide : Life On The Streets) et de sa grande sœur Taborah (actrice et chanteuse, partenaire notamment de Rick James au tournant des années 80).

Si l'on excepte une charmante et anecdotique apparition dès l'âge de 5 ans dans une production locale du Porgy & Bess de Gershwin, il faudra attendre les années 80 pour voir Molly, après un passage au sein du prestigieux National Ballet School of Canada et de l'expérimentale Banff School Of Fine Art, embrasser définitivement la carrière de musicienne. S'engageant alors crânement dans la vie bohème de chanteuse de jazz en écumant tous les clubs de la région, la jeune Molly Johnson « fait le métier » comme disent les musiciens, apprenant sur le vif, au fil des jours et au gré des contrats, à poser sa voix, moduler ses phrases, captiver un auditoire. Interprétant à sa façon déjà singulière un répertoire choisi de standards de jazz et de blues immortels (Ellington, Billie Holiday, Ray Charles, George Gershwin...) la jeune chanteuse, sans en avoir véritablement conscience, pose alors les solides fondations de ce qui constituera le socle référentiel indéfectible de son univers.

Pourtant très vite Molly, sensible à l'air du temps, sent le désir d'orienter sa musique vers d'autres horizons et, sans jamais abandonner son activité de chanteuse de jazz, crée en compagnie du guitariste Norman Orenstein un groupe résolument rock intitulé Alta Moda qui en 1987 enregistre et publie chez Columbia un album éponyme. Fort d'une réelle reconnaissance critique, cette collaboration avec Orenstein se poursuivra au début des années 90 avec la création d'un autre groupe, The Infidels, qui dans une esthétique voisine mêlant l'énergie du rock, la légèreté de la pop et la sophistication du jazz, connaîtra une brève mais fulgurante carrière auréolée d'un Juno Award. Outre une reconnaissance accrue, cette incursion féconde dans le monde de la pop, marquera en profondeur le style de Molly Johnson, en lui permettant notamment de développer un songwriting à la fois élégant et racé, résolument métis et éclectique dans ses influences, qui aujourd'hui atteint sa pleine maturité.

Les années 90 verront la jeune femme multiplier les rencontres et les collaborations prestigieuses dans les registres les plus divers (K.D. Lang, Stéphane Grappelli, Alex Lifeson, Tom Cochrane) mais l'essentiel de sa vie à cette époque est ailleurs. Embarquée presque par hasard, par amitié, dans la co-fondation en compagnie de June Callwood d'un grand festival humanitaire intitulé Kumbaya, Molly Johnson se révélera de 1992 à 1995 l'âme, l'ambassadrice et la cheville ouvrière d'une vaste entreprise associative, aux dimensions autant artistique que politique, qui rapportera au final près d'un million de dollars en faveur de la lutte contre le sida. La musique, si elle reste la grande affaire de sa vie, n'est décidément pas l'unique horizon d'une femme engagée pleinement dans son temps et la vie de la cité.

Mariée, mère coup sur coup de deux garçons, Molly devient alors une sorte de diva décalée et paradoxale, une sorte de marraine juvénile de la scène alternative de Toronto, unanimement reconnue et respectée, même si sa carrière, notamment phonographique, semble au point mort.

Elle publie alors au début de l'année 2000, pour une petite firme indépendante, son premier disque en solo (le premier en 9 ans !), sobrement intitulé Molly Johnson, comme pour un nouveau départ, à l'esprit résolument tourné vers le jazz, produit et coécrit avec Steven McKinnon (arrangeur notamment de Natalie Cole), tout en fulgurances somptueuses, en sophistication légère et émotion tenue. Y figure notamment le titre phare Diamond In My Hand, plébiscité lors des concerts par un public enthousiaste qui en réclamait la réédition, ainsi que Long Wave Goodbye, avec la participation exceptionnelle de Stéphane Grappelli, qui sera le dernier enregistrement du violoniste avant sa mort en 1997.

Ni résolument jazz, ni franchement pop, mais incontestablement "située" entre ces deux grands pôles ; traversée par ailleurs de grooves funky, de sonorités rock, de moiteurs soul et d'ambiance cabaret, la musique de Molly Johnson est à son image : généreuse, sensuelle, métisse, moderne et intemporelle. Avec toujours, transcendant la moindre mélodie, adaptant ses inflexions à n'importe quel type d'arrangement : cette voix, d'ores et déjà inimitable, à la fois naturelle et délicatement sophistiquée, souple et charnelle, s'élevant en volutes lyriques et fantomatiques pour se creuser soudain d'insensibles fêlures existentielles.

En 2003, dans Another Day, sous la direction artistique inspirée de Craig Street, incontestablement l'un des producteurs actuels les plus originaux, passé maître dans ce qu'on pourrait qualifier de « mise en scène » de la voix féminine (des personnalités aussi fortes et singulières que Susana Baca, Cassandra Wilson, Norah Jones ou Meshell Ndegeocello sont passées entre ses mains avec le bonheur que l'on sait...), Molly Johnson parcourt l'extrême diversité de ses territoires intimes, synthétise habilement ses propriétés sans jamais les édulcorer, et dessine de façon impressionniste une sorte d'autoportrait instantané plein de charme et de spontanéité. Entourée d'une petite formation à sa mesure, Molly décline en une sorte d'équilibre hédoniste fait de chaleureuse proximité et de sérénité jamais mièvre un univers lyrique définitivement inclassable, riche de ce tressage complexe d'influences disparates qui constitue aujourd'hui notre patrimoine musical commun (de Bob Marley à Gershwin, de Billie Holiday à Janis Joplin). Une grande dame de la chanson est née.

2008 sera l’année des reprises de standards : avec Lucky, c’est un retour aux sources du jazz que Molly Johnson écoutait dans sa jeunesse. Des interprétations sublimes au grain de voix unique.

De disque en disque, c’est une personnalité plurielle qui s’impose : entre valeurs historiques du jazz et romantisme pop, les compositions de Molly Johnson comme son art de la reprise l’ont rapidement imposée parmi les chanteuses qui comptent désormais.

Le site officiel de Molly Johnson

Molly Johnson sur MySpace

Molly Johnson chante Rain :

Molly Johnson - Rain

EmarcyRecords