Ce 28 avril 2013 marque le dixième anniversaire du lancement de la plateforme de téléchargement iTunes, qui fut la première solution de téléchargement de musique pratique pour les usagers, et rentable pour les maisons de disques. Mais quoi d’autre au crédit de iTunes, en dix ans ? Pratiquement rien.

Ah oui, quand même : iTunes a bouclé ses clients dans un système verrouillé et atteint sur certains marchés 80% et plus du gâteau. Il faut dire que pour y parvenir, Apple, sa maison-mère, a interdit à d’autres plateformes de vendre du téléchargement sur iOS. iTunes, de plus, a fixé les points-prix du marché (9,99 pour un album, 0,99 pour un titre) et par le biais d’une optimisation fiscale bien pensée a créé un différentiel de rentabilité pérenne avec tout concurrent.

iTunes n’a pour ainsi dire jamais fait évoluer son application, dont on peut dire même que la dernière version est plutôt moins bien que la précédente. Sur le plan des progrès qu’aurait pu attendre l’utilisateur quant à la qualité des produits livrés, c’est pire encore. iTunes Match pour 25 € supplémentaires l'an vous lessive vos beaux fichiers, si vous n’y prenez garde, contre des compressés bas-de-gamme, et vous met un beau désordre dans vos métadonnées voire dans vos pochettes.

Ce qui caractérise surtout iTunes, c’est qu’il est un disquaire sans disquaires. Même aujourd’hui, la FNAC emploie sans doute dix fois plus de disquaires en France en comparaison du nombre de disquaires employés par iTunes dans le monde. J’appelle «disquaires» des personnes qui connaissent la musique et la discographie, et s’emploient non pas à se faire les comptables passifs et amplificateurs des meilleures ventes ou qui affichent les objectifs des plus puissantes maisons de disques, mais des personnes humaines dotées d’un jugement personnel et de la liberté d’action propre à leur permettre de défendre ce qui n’est pas défendu, et de valoriser ce qui n’a pas la rumeur ou la promo par derrière.

iTunes n’a rien fait non plus pour élever les standards du métier depuis dix ans. Un téléchargement vous y est vendu aujourd’hui encore, dans l’immense majorité des cas, avec une pochette mitée, des métadonnées médiocres et sans aucune autre information, et sans livret numérique en particulier. On remarquera, à raison, que ce souci devrait être celui des maisons de disques et des artistes, qui auraient dû depuis longtemps faire davantage d'efforts - et c’est vrai. Mais si iTunes et Apple avaient pour une fois posé un diktat utile à tous, en exigeant des maisons de disques que les contenus soient livrés avec une documentation raisonnable, les labels auraient obéi, comme ils obéissent généralement à iTunes, et la qualité de leurs livraisons ne serait pas, dans l’immense majorité, aussi désastreuse qu'elle l'est aujourd'hui. Quand on achète aujourd’hui un album ou un titre sur iTunes, le minimum des informations nécessaires n’est pas fourni, et encore moins d’informations sont transportées sur les devices mobiles de la marque. Ne cherchez pas à savoir qui a composé tel ou tel titre sur votre iPhone : Apple a décidé que de tels détails sont futiles.

Sur le plan de la qualité sonore, tout se passe chez iTunes encore aujourd’hui comme si les réseaux en étaient à l’état d’il y a dix ans. Passons sur l’atroce paire d’écouteurs livrée gracieusement en standard avec les iPod et autres iPhone pendant toutes ces années. Elles auront gâté des millions d'oreilles et Jean-Claude Mas n'y est cette fois pour rien. Mais comment justifier en 2013 que iTunes perpétue la livraison de fichiers compressés au point de défigurer le travail des artistes et des ingénieurs du son ?

On y paie € 9,99 la pâle réplique sonore d’un album qui a bénéficié des soins maniaques et coûteux d’une équipe de professionnels obsédés du détail et de la qualité. Et pourtant, à cette fichue compression iTunes s’accroche sans fléchir. La création de « Mastered for iTunes » proposée dès janvier 2012 est une insulte au bons sens et aux oreilles de nos contemporains. Elle est aussi une sorte de triomphe de la mesquinerie affairiste, puisqu’elle prétend se mettre dans la poche les studios de mastering tous invités à venir lécher la pomme en lui fournissant d’après des fichiers-master 24 Bits, norme d’enregistrement aujourd’hui la plus répandue, des objets sonores compressés en 256 K conformes à la création diabolique de Apple. Et l’on voit donc fleurir une nouvelle sorte de professionnels… réalistes… qui acceptent de s’y conformer. Il faut bien vivre et faire vivre le studios de mastering...

Ah oui. En dix ans, le langage iTunes a aussi imposé ses marques. On y parle désormais en nombre de titres, et en «chansons». La Symphonie n°5 de Beethoven compte 4 chansons. N’importe quel album pourri du domaine public, commercialisé par un margoulin, peut y côtoyer les albums officiels identiques qui y ont été piratés, sans que Apple y trouve à redire, le tout fabriquant ce fameux ensemble de 20 (ou plus) millions de titres constitué en grande partie d’une boue peu recommandable qui dupe le client puisqu’aucun détail ne lui est fourni. Auquel tout autre service doit s’aligner au risque de passer pour manquer de choix. En revanche, Apple est comme toujours soucieux des bonnes mœurs. Attention donc aux « Explicit Lyrics ».

À propos de chansons, la loi du plus fort a aussi permis à Apple de satisfaire aux fantasmes de son regretté créateur en se payant l’exclusivité des Beatles, disponibles en téléchargement nulle part ailleurs. Et il arrive encore de temps en temps qu’un vieux rocker fatigué concède contre finances une exclusivité à iTunes au détriment des autres services. Le contraire est plus rare, notez-le, car les non-disquaires de Cupertino n’aiment pas trop la concurrence. 10% de TVA en moins, ça fait de quoi payer des avances aux rockers retraités !

Parce que le premier non-disquaire au monde a été créé par des non-professionnels de la musique, les dix premières années de iTunes auront donc été celles de l’absence abyssale d’imagination. Une logique d’hypermarchés se faisant livrer des palettes préside en somme aujourd’hui chez iTunes — pas même une logique de GSS comme chez HMV, à la FNAC ou chez Virgin jadis. La viralité a fait long feu avec Ping. L’exposition d’un album est une course d’obstacles et les marchés locaux n’étant pas traités localement, il faut au groupe de Bécon-les-Bruyères convaincre un consultant, Dieu sait ou, de l’intérêt de sa musique en France pour espérer impacter le fan de Levallois-Perret.

Faut-il, avant de conclure, souligner la manière dont sont traités sur iTunes les répertoires spécialisés ? Un cochon n'y retrouverait pas ses petits. Il n'y a pas que "Plans" qui soit un gros échec chez Apple. Le moteur de recherche de iTunes n'est pas mal non plus. Et les meilleures ventes, que ce soit en jazz ou en classique, sont également à l'image de celles des hypermarchés.

Cet iTunes était déjà vieillot et cheap à sa création. Dix ans plus tard, il apparaît plus assoupi que jamais. Pas sûr que la musique en général ait intérêt à ce qu’il s’améliore enfin — et d’ailleurs il ne donne guère l’impression de le vouloir lui-même. Dix ans plus tard, l’après-iTunes a commencé, et c’est une bonne nouvelle !

- Yves Riesel

Yves Riesel est le co-fondateur de Qobuz.