Le Musée d'Orsay présente, jusqu'au 9 juin, L'ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst. Exposition particulièrement passionnante, foisonnante, d’une richesse exceptionnelle dont les connotations avec la création musicale sont bien nombreuses et sautent aux yeux, pour ne pas dire aux oreilles. Une belle scénographie, noire évidemment, met parfaitement en valeur le climat des œuvres présentées. Le début du versant noir du romantisme peut se situer dès les années 1760 avec ce mouvement littéraire et musical qu’on a appelé Sturm und Drang (Orage et passion), mis en valeur par Goethe et théorisé par Christoph Kaufmann, disciple enthousiaste de Johann Kaspar Lavater, théologien zurichois et ami de Goethe. L’art de cet époque, peinture, littérature, poésie, musique, exploite la part d’ombre, d’excès et d’irrationnel qui se cache derrière la raison toute puissante des Lumières. Haydn a été très sensible à ce mouvement d'idée ainsi que le montre ce passionnant album dirigé par Trevor Pinnock consacré aux symphonies Sturm und Drang. Mozart est bien sûr concerné au premier chef, puisque toute sa nature inquiète en fait un être tourmenté qui se projette sans cesse dans son art. On trouvera l'archétype de ses tourments dans la Symphonie no 25 en sol mineur ou dans les Concertos no 20 et 24, respectivement en ré mineur et en ut mineur sans même parler de ses opéras.

Dès la fin du XVIIIème siècle ce seront les romans gothiques anglais, le goût du mystère et du macabre qui vont rivaliser dans toute l’Europe. On ne comptera plus les démons, les sorcières, les univers terribles ou grotesques avec des artistes comme Goya, Géricault, Delacroix ou le Suisse visionnaire Füssli. Le peintre allemand Caspar David Friedrich peindra une nature énigmatique et tourmentée. La fin du 19ème siècle va continuer a exploiter ce filon noir en se tournant vers l’occulte, vers le rêve (sous l’impulsion de Freud) pour découvrir la sauvagerie et la perversité qui se cache derrière tout être humain. Les trois guerres franco-allemandes vont continuer à perpétuer ces mythes noirs jusqu’à ce que le cinéma naissant s’en empare à son tour jusqu’à nos jours, si l’on songe au Nom de la Rose ou à l’univers de Tim Burton, ou aux grandes sagas comme Harry Potter.

En France le romantisme noir s'épanouit après la Révolution et l'épopée Napoléonienne, vers 1815, avec le jeune Delacroix qui s'inspire de la Divine Comédie de Dante. Victor Hugo lui emboite le pas, avec ses dessins inquiétants et abstraits avant l'heure.

Le musée d'Orsay propose de découvrir les multiples déclinaisons du romantisme noir, de Goya et Füssli jusqu'à Max Ernst et aux films expressionnistes des années 1920, à travers une sélection de 200 oeuvres comprenant peinture, arts graphiques, sculpture et oeuvres cinématographiques. La musique y est, comme souvent à Paris, cent pour cent absente. Dommage, car la création musicale est étroitement liée à cette thématique et aurait pu prolonger le propos de l'exposition. C’est à nous, visiteurs, d’imaginer les partitions qui vont avec les œuvres présentées et que vous pourrez toutes écouter ou télécharger sur votre Qobuz. Essayons.

Cet étonnant visionnaire qu'était Füssli peint, en 1779 déjà, Satan et Belzébuth, cette toile troublante d'après le Paradis perdu de Milton dont Haydn s'inspirera douze ans plus tard pour composer un de ses chefs-d'œuvre, son oratorio La Création. Verdi est déjà là dans Les 3 sorcières de Macbeth (photo ci-dessus) peintes par ce même Füssli en 1783. Sur sa toile Lune et lueur de feu, Thomas Cole semble transposer en peinture l'inquiétante atmosphère de la scène de la Gorge aux loups du Freischütz de Weber. Point de balles magiques, mais un saisissant pont au-dessus de l'abîme, sorte de porte de l'enfer dans une nature tourmentée éclairée par une lune inquiétante.

La Ronde du Sabbat peinte par Louis Boulanger l'année même de la création de la Symphonie Fantastique (1830) nous met face à face avec Berlioz que nous le voulions ou non, de même que cette immense toile, assez grandiloquente, Le Pandémonium peinte par John Martin inséparable de La Damnation de Faust. Les deux toiles de Friedrich accrochées aux cimaises d'Orsay font penser à Schumann alors que les glaces menaçantes et coupantes du peintre Thomas Ender évoquent la drame de l'opéra La Wally de Catalani.

La femme-nature, symbole de perversité à la fin du 19e est illustrée par Munch dans La Femme vampire et Jalousie. L'image de ces femmes pécheresses et tentatrices est présente aussi dans les oeuvres de Gustave Moreau ou d'Odilon Redon. On pense à leur pendant musical, Mélisande (Fauré, Sibelius, Debussy, Schönberg), Ariane et de tant d'autres malheureuses qui vont mourir en scène. La part la plus secrète de l'art de Max Klinger est certainement son œuvre gravé (plus de quatre cent planches), qui puise sa singularité dans la musique, notamment celle de Johannes Brahms (1833-1897). La Brahmsphantasie, ensemble spectaculaire de quarante et une gravures inspirées par des partitions de Brahms. Dans La Mort au bal peinte par Félicien Rops en 1865, c'est la mort qui joue du violon comme dans la Valse triste de Sibelius ou la Danse macabre de Saint-Saëns.

Le surréalisme va prolonger ce romantisme noir. Dali est fasciné par l'univers de Böcklin dont L'Ile des morts (photo ci-dessus) va inspirer à Rachmaninov une des ses oeuvres les plus fortes. Max Ernst est obsédé par le thème de la forêt légué par Caspar David Friedrich. Cette forêt tellement inséparable de Pelléas et Mélisande, de Siegfried comme de Roussel ou Dvorak.

Il ne vous reste plus qu'à fabriquer votre propre bande-son pour traverser cette exposition qui est un peu comme un voyage initiatique au pays de l'étrange, de la mélancolie, de la fascination pour l'horreur et le trouble. Une manière de se faire peur en quelque sorte, comme pour mieux apprécier le bonheur d'être en vie.