En 2015, nous célébrons le 150è anniversaire de la naissance de Jean Sibelius, né en Finlande le 8 décembre 1865 à Hämeenlinna, et décédé le 20 septembre 1957 à presque quatre-vingt douze ans. L'oeuvre de Sibelius demeure l'une des plus mystérieuses et envoûtantes du début du XXe siècle - musique d'une incroyable puissance sensuelle au-delà de ses couleurs apparemment froides.

L'univers de Sibelius, qui a tant apporté à tout un courant stylistique de la fin du XXe siècle, à commencer par les répétitifs nord-américains mais pas seulement, a le génie de concilier un don d'invention mélodique totalement inconnu de ses contemporains (Kullervo, thème final de la 5è Symphonie), et une idée tout à fait personnelle de la matière orchestrale, et de son évolution dans le temps musical.

Figure nationale en Finlande, il fut très tôt célébré en Angleterre, pays qui a tout de suite saisi le caractère particulier de son univers, à la différence de l'Europe continentale, qui a toujours considéré Sibelius comme un romantique attardé. Les mélomanes découvrirent donc le compositeur finlandais essentiellement par l'enregistrement, et la discographie officielle des œuvres de Sibelius est sans conteste l'une des plus riches et denses. Même Debussy, Ravel, Mahler, Bartók ou Schönberg ne peuvent se vanter d'une aussi constante et exceptionnelle qualité dans leur discographie au fil des décennies.

Vous trouverez dans le cadre de notre hommage à Sibelius une sélection de plus de 100 albums, disponible ici, et qui vous ouvrira déjà des portes qu'il sera difficile de refermer... Nous vous proposons ici, au travers de cet article, un tour d'horizon plus personnel de la discographie, qui aborde certains moments qui nous semblent particulièrement importants dans l'histoire de l'interprétation des œuvres de Sibelius. Vous trouverez naturellement nombre d'enregistrements en commun avec notre sélection d'albums évoquée précédemment. Bonne écoute !

UN FONDEMENT

1930, au printemps. Le chef d’orchestre finlandais Robert Kajanus, fondateur de l’Orchestre Philharmonique d’Helsinki et proche ami de Sibelius, et du peintre Akseli Gallen-Kallela, est à Londres. Sous l’impulsion de la Columbia britannique, il débute l’enregistrement des œuvres principales de son compatriote, avec le London Symphony Orchestra. Entre mai et juin, il grave les deux premières symphonies. Il poursuivra deux années plus tard (juin 1932), avec principalement les Symphonies Nos. 3 & 5, Tapiola, et La Fille de Pohjola. Sa mort le 6 juillet 1933 l’empêchera de poursuivre cette exploration sibélienne. C’est Georg Schneevoigt, plus âgé, et proche ami de Sibelius, qui complètera finalement en Finlande avec l’enregistrement de la Symphonie No. 6. Leopold Stokowski avait gravé en 1932 la 4è à Philadelphie, et HMV publiera un concert célèbre de Koussevitzky dans la avec le BBCSO en 1933, complétant ainsi une première intégrale complète des Symphonies du Finlandais. Plus encore que celles de ses collègues pionniers pré-cités, les gravures de Kajanus nous plongent au cœur d’un monde sonore d’une formidable pugnacité rythmique, qui n’affadit jamais la puissance narrative des œuvres et le génie des atmosphères propre au Finlandais. Les interprètes « américains » de Sibelius, d’Ormandy à Bernstein, en passant par Maazel rappelleront longtemps le geste pionnier de Kajanus. Vous trouverez ces enregistrements sous label Naxos dans notre sélection Sibelius 150

DIX MOMENTS CLEFS DANS LA DISCOGRAPHIE

1955

1.

À Philadelphie, Ormandy grave 4 poèmes symphoniques de Sibelius : En Saga, La Fille de Pohjola, Tapiola, Les Océanides. Le chef hongrois est venu régulièrement au cours de sa carrière à l’œuvre de Sibelius. Dès les années 1930, il est en studio pour graver la Première Symphonie, avec le Minneapolis Symphony Orchestra, qu’il enregistrera à nouveau à Philadelphie quelques années plus tard. C’est véritablement au début des années 1950 qu’il commence officiellement une exploration plus vaste de l’univers sibélien. En 1951, il s’attaque par exemple aux Légendes (Op. 22), et en 1954-1955, il grave les Symphonies Nos. 4 & 5, ainsi que les quatre poèmes symphoniques pré-cités, les 10 mars et 24 décembre 1955. En juin 1955, il participait aussi au Festival Sibelius à Helsinki, où il laisse des témoignages jamais publiés, mais d’une folie dionysiaque irrésistible. C’est cette direction à la fois sauvage, pure, formidablement instinctive que l’on retrouve dans les enregistrements CBS de la même époque. Ceux-ci sont d’autant plus précieux non seulement parce qu’ils cernent au plus près le ton moderniste de l’univers sibélien, mais aussi parce que jamais Ormandy ne retrouvera dans ce répertoire ce naturel, ce dynamisme interne, cette poigne et ce son rocailleux. Voir l'album ici

2.

À la fin de la même année, un autre défenseur ardent de Sibelius, Sir Thomas Beecham, enregistre également en studio, pour HMV, plusieurs œuvres du Finlandais : des extraits de la musique pour La Tempête, la musique de scène de Pelléas et Mélisande, Tapiola, Les Océanides, et la Septième Symphonie. Beecham apporte avant tout à Sibelius une finesse de touche (la Pastorale extraite de Pelléas est sans doute l’une des choses les plus envoûtantes de la discographie, magie des timbres, équilibres aériens), et une clarté de structure incomparables. Il règne dans ces sessions légendaires une évidence que l’on retrouve aussi dans la plus vaste anthologie de poèmes réalisée par Sir Adrian Boult en 1956 pour Nixa (disponible sous étiquette Vanguard). Pour ces deux Anglais, Sibelius est un peintre et un conteur, un poète avant tout. Voir l'album ici

1958

3.

Toujours l’Angleterre, qui, éternellement, demeure un terreau d’élection pour Sibelius. Avec un autre musicien majeur, Sir Malcolm Sargent. Sargent se différencie de ses compatriotes majeurs dans ce répertoire, Beecham, Boult et même Barbirolli, par sa lecture radicale des œuvres du Finlandais. Apparemment d’un classicisme maladroit, Sargent reste pourtant celui qui révèle les partitions du maître avec la plus grande acuité. Cette vision si singulière se révélait avant tout en concert (une a été publiée par BBC Legends), mais dans sa en studio, avec le BBC Symphony Orchestra, plus que dans sa 1ère (1956), il donne à entendre la puissance moderniste de l’œuvre, par un respect précis des indications du compositeur, dans les phrasés (attaques, accents), dans les oppositions et superpositions des blocs instrumentaux. Sargent caractérise fortement chaque pupitre, il sait faire évoluer les éclairages dans le temps. Cette est l’une des très grandes de la discographie, sans doute pas la plus immédiatement envoûtante, mais une fois que l’on en a percé les secrets et la singularité, on y revient toujours. Voir l'album ici

1959

4.

Le 5 novembre de cette année, Tauno Hannikainen est de nouveau à Londres, pour enregistrer avec Tossy Spivakovsky le Concerto pour violon. Hannikainen est sans doute l’un des interprètes finlandais les plus marquants de l’œuvre de Sibelius. Il fut chef principal de l’Orchestre Philharmonique d’Helsinki entre 1951 et 1963. Nombre de témoignages existent dans les archives de la Radio finlandaise, jamais publiés et ô combien enrichissants. Il grava en studio peu d’œuvres de son compatriote, mais ce qui reste est précieux, à commencer par les sessions Everest et Melodiya. Pour Everest, il avait aussi enregistré en janvier 1959, et dans une stéréophonie superbe, le poème symphonique Tapiola. Dans le Concerto pour violon, Spivakovsky ose des phrasés d’une grande intelligence, et d’une grande nouveauté, qui enlèvent à ce Concerto magnifiquement défendu par Heifetz depuis les années 1930 ou d’autres comme Isaac Stern, son caractère bien trop souvent romantique. Dans sa gravure pour Philips, Salvatore Accardo recherchera lui-aussi la singularité propre de l’œuvre, sans bénéficier de la direction parfaitement naturelle, souple de Hannikainen, qui retrouve la direction dynamique des Kajanus ou Schneevoigt, avec une pointe de distinction supplémentaire. Faute de pouvoir écouter un son en bande qualité émanant du label originel Everest, vous pourrez trouver ici l'interprétation de Spivakovsky et Hannikainen tout de suite ci-dessous. Voir l'album ici

1963

5.

Pour son quatre-vingtième anniversaire, le chef suisse Ernest Ansermet enregistre un certain nombre d’œuvres qui lui tiennent particulièrement à cœur, et qui sortent de ses sentiers battus. Outre un vaste ensemble Brahms (Symphonies, Ouvertures, Rhapsodie), il enregistre aussi Respighi (Les Pins de Rome, Les Fontaines de Rome), Wagner et … Sibelius (Symphonies Nos. 2 & 4, Tapiola). De suite, avec sa formidable acuité, il donne d’emblée l’une des interprétations les plus extraordinaires de cette œuvre dense et inépuisable. Tempos lentissimes, couleurs sombres comme personne d’autre n’en aura trouvées dans cette œuvre, et pourtant une clarté des textures, une forme de lumière apportée par les timbres français qui – malgré le cataclysme final insoutenable – marque durablement. Seule interprétation comparable : la réalisée en concert à Londres par Beecham le 8 décembre 1955, et publiée par BBC Legends. Autre folie pure, une autre forme de radicalisme. Dans les deux cas, l'oeuvre y est. Voir l'enregistrement d'Ansermet ici

1967

6.

Voici enfin un autre grand interprète de Sibelius, Herbert von Karajan. Chaque décennie, le chef autrichien marquera de son empreinte la discographie des œuvres orchestrales du compositeur finlandais. Au début des années 1950, il grave pour Walter Legge les quatre dernières symphonies avec le Philharmonia Orchestra, orchestre avec lequel il enregistrera de nouveau quelques années plus tard les et , sessions restées longtemps méconnues. Pour Deutsche Grammophon, il réalise un nouveau cycle des quatre dernières symphonies, entre 1964 et 1967, qu'il complète à l'occasion par quelques autres pages orchestrales favorites, dont Tapiola (captivante interprétation) et le Concerto pour violon avec Christian Ferras. Enfin, pour EMI, il enregistrera de nouveau à la fin de la décennie suivante, les 1è, 2è, 4è, 5è et 6è. Cependant, de toutes ces gravures - toutes indispensables au passionné des œuvres du Finlandais - une en particulier dispense une magie inoubliable, l’enregistrement de la pour la DGG, qui se distingue par sa direction totalement fluide. Souplesse des articulations, équilibres orchestraux aériens, pugnacité rythmique, et geste d’une légèreté déconcertante. Le Tapiola de la même époque demeure de la même veine. Mais, dans la , personne n’a reproduit l’énergie torrentielle du geste de Karajan en 1967, pas même Karajan lui-même dans ses autres gravures ou Berglund dans sa toute première version (Berlin Classics). Si vous voulez aimer Sibelius, et peut-être aussi Karajan, c’est ici que vous devez commencer ! Si vous l’aimez, vous connaissez déjà cet enregistrement légendaire. Voir l'album ici Lire notre article complémentaire

1970. Une autre grande année.

Et fondatrice, pour toute une génération de mélomanes, en France comme à l’étranger. 7.

C’est tout d’abord en 1970 que paraissent les derniers volumes des enregistrements que Sir John Barbirolli, au soir de sa vie, consacre avec le Hallé Orchestra à l’un de ses compositeurs de prédilection : Sibelius. Entre 1966 et 1970, il a enregistré les 7 Symphonies, La Fille de Pohjola, Finlandia, la Karelia-Suite, la Romance en ut, Rakastava, la Valse triste, des extraits de Pelléas et Mélisande, des Scènes historiques et des Légendes Op. 22. Ces publications complètent alors l’intégrale la plus personnelle des visions que le mélomane peut avoir de Sibelius, et même après soixante-dix ans d’intense activité discographique dans ce domaine, cette intégrale demeure mémorable. Barbirolli se distingue de tous ses contemporains par sa recherche d’éclairages, sa tension structurelle permanente, et sa constante quête poétique. Les tempos sont modérés ; quand ils le sont plus de raison (, ), Barbirolli nous propose des phrasés d’une haute inspiration, et dont lui seul a le secret. Sibelius par Barbirolli est une porte d’entrée idéale, car il nous plonge dans un univers dont on capte immédiatement le caractère exceptionnel. On se souvient longtemps du ton lunaire de la , sans doute l’un des moments les plus forts de cette intégrale, justement publié en 1970. Notons que la de Barbirolli fut l'un des derniers enregistrements du chef, et prend une valeur testamentaire des plus touchantes. Voir l'intégrale de Barbirolli ici

8.

Cette année-là est aussi celle d’une révélation, celle de Kullervo, portée par Paavo Berglund, qui débute alors à Bournemouth fin 1970, alors qu’il n’est même pas encore directeur musical de l’ensemble, une vaste exploration des œuvres de Sibelius. Intégrale des Symphonies, Poèmes, et quelques musiques de scène suivront jusqu’en 1978. Mais sa première action en faveur de Sibelius est l’enregistrement d’une œuvre jusqu’à alors oubliée, malgré différentes tentatives de résurrection dont la plus marquante fut celle de Jussi Jalas en 1965 à Helsinki pour le centenaire Sibelius. En deux jours – la session se déroule les 21 et 22 novembre – Berglund bouleverse la discographie. Les mélomanes découvrent une œuvre forte, puissante, épique, et en même temps, un jeune chef passionnant, léonin, qui marquera durablement la discographie avec trois intégrales des Symphonies. Dès lors, Kullervo deviendra l’une des œuvres préférées des passionnés de Sibelius et l’on peut en comprendre les raisons : c’est un coup de génie que ce grand poème symphonie en cinq parties, avec solistes, chœur et un large effectif d’orchestre que n’utilisera plus vraiment Sibelius par la suite. Le compositeur finlandais se détournera aussi une fois pour toutes de cette grande forme qu’il déploie pendant soixante-dix minutes dans Kullervo. C’est également ici, dans la récapitulation du premier mouvement (à 9’55), que vous trouverez aussi l’un des plus beaux thèmes mélodiques écrits entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Voir l'album ici

1974

9.

Entre 1973 et 1975, un autre chef britannique d’envergure – après Beecham, Boult, Sargent et Barbirolli – constitue lui-aussi un admirable legs phonographique sibélien : Sir Charles Groves. Le directeur musical du Royal Liverpool Philharmonic Orchestra s’emploie alors à révéler des œuvres méconnues du maître finlandais, et enregistre ainsi en juin 1973 la musique pour La Tempête (Op. 109), composée d’un Prélude (visionnaire) et de deux Suites pour orchestre. En juillet 1975, il s'attaque à des œuvres plus brèves, telles que La Dryade, Pan et Echo, quelques valses, la Suite mignonne et la Suite champêtre. C’est cependant en juillet 1974 qu’il livre la part la plus marquante de son périple : l'enregistrement de la Lemminkäinen-Suite (aussi connue sous le titre des Légendes du Kalevala), Op. 22, qui demeure peut-être l’une des œuvres les plus envoûtantes de Sibelius. Malgré ses tempos modérés, Groves construit une interprétation d’une force dramatique étonnante, et d’une grande intelligence orchestrale (Lemminkäinen à Tuonela) ; Groves bénéficie d’un orchestre aux teintes sombres, voire rauques, qui savent naturellement capter des reflets d’une grande diversité (étonnant début du Retour de Lemminkäinen), et le chef britannique en profite pour soigner de multiples détails du langage de Sibelius. Sans doute pour Groves ces Légendes forment-elles une symphonie à part entière, car son interprétation est également d’une logique sans faille. Seuls Ormandy (de préférence en 1951, plus que dans sa version Capitol de 1978), et Hannikainen (Melodiya, jamais rééditée) donneront à cette œuvre un parfum aussi particulier. En l’absence malheureuse de la gravure de Groves, et de quelques autres (Hannikainen, Jensen, Kamu), on vous conseille toutefois aisément Horst Stein (Decca), et l’on peut regretter que ni Karajan, ni Barbirolli, ni Berglund ne se soient illustrés dans l’intégralité de cette œuvre majeure.

1987

10.

Leonard Bernstein dans la 5è Symphonie avec les Wiener Philharmoniker. L’une des pierres angulaires de la discographie, au même titre que la de Karajan en 1967. Plus qu’une interprétation, c’est une expérience humaine que vous connaitrez ici. Dès l’incipit, un espace – immense – s’ouvre, aux horizons infinis ; seul le son parlera, et cela durera trente-quatre minutes - un long moment d’extase presque sexuelle, où chaque pupitre des Wiener Philharmoniker semble risquer sa vie. Inutile de dire que Deutsche Grammophon a réalisé ici une prise de son d’une profondeur extraordinaire. L’une des rares étapes essentielles dans la connaissance de l’œuvre de Sibelius. Les (1990) et (1988), gravées à la même époque avec le même orchestre, sont tout aussi exemplaires. La est une autre expérience extrême, plus discutable, mais qui reste fascinante. Les esprits curieux ne pourront manquer également l'intégrale new-yorkaise (Sony) des Symphonies par le même chef, tout autre. Voir l'album ici