C’est une salve d’applaudissements de plusieurs minutes qui a clôturé vendredi soir dernier à l’Opéra Comique Castor et Pollux de Jean-Philippe Rameau. Retour sur l’évènement orchestré par Raphaël Pichon et l’Ensemble Pygmalion.

Dans le cadre de l’année Rameau, c’est le troisième opéra du compositeur qui a été donné vendredi 21 mars à l’Opéra Comique, sous la baguette de Raphaël Pichon : Castor et Pollux. Tragédie lyrique en cinq actes, Rameau présente son œuvre à l’Académie de Versailles le 24 octobre 1737, soit en pleine « Querelle des Bouffons ». C’est donc sans surprise qu’il reçoit un accueil mitigé d’un public divisé entre ceux qui rejettent la musique française et ceux qui la défendent. Les virulents partisans de Lully et de Pergolèse ont jugé l’opéra nettement trop musical, ne laissant pas une place suffisante au chant, comme le firent les deux maîtres posthumes. Mais Rameau était trop bon musicien et trop sensible pour composer Castor et Pollux à la manière d’un opera buffa. Bien que l’opéra ait été sujet d’une discorde que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de dreyfusarde, Castor et Pollux est indiscutablement l’œuvre la plus célèbre et la plus appréciée de Rameau. Preuve en est : on compte 254 représentations de sa création à 1754.

L’opéra se base sur l’histoire des deux frères éponymes. Fils de Léda, épouse du roi de Sparte Tyndare et de Jupiter, les demi-dieux Castor et Pollux sont tendrement liés par la fraternité mais rivaux par l’amour. Tous deux sont en effet épris de Télaïre, fille du Soleil et sœur de Phébé. Au cours d'un guerre, Castor meurt sur le champ de bataille. Pollux implore Jupiter de ramener son frère à la vie. Le Dieu des Dieux donne son accord, à la condition que Pollux prenne la place de son frère aux Enfers. Ce dernier accepte et, après avoir passé le barrage de feu, il retrouve son frère. Castor refuse le sacrifice de Pollux et ne demande qu’une chose : voir une dernière fois Télaïre. Ému par cette requête, Jupiter accorde l’immortalité aux deux frères. L’opéra s’achève sur un finale grandiose : la Fête de l’univers.

Peter Jeffes dans le rôle de Pollux (source: http://www.peterjeffes.ch/)

Ce troisième opéra de Rameau, souvent considéré comme l'oeuvre la plus subtile du compositeur, retranscrit avec finesse un panel d’émotions, de sensations et de sentiments infiniment nuancé. Ce constat est particulièrement flagrant dans la transition du premier au deuxième acte, où l’opéra passe d’un format joyeux à son apogée funeste. Le premier acte s'achève sur l'entretien de Castor avec Thélaïre, sa bien-aimée. Le sentiment de joie y est très clair. D’abord avec le chant Spartiates, «Chantons l’éclatante victoire », où l'orchestre et le choeur honorent l'Amour et ses bienfaits. Les deux très beaux menuets qui font durer cette empreinte joyeuse. Le spectateur s'imagine sans peine la flânerie de Castor dans un décor bucolique chanter son air « Quel bonheur règne dans mon âme », où les mots prennent le relai des notes dans l’évocation de la joie :

Quel bonheur règne dans mon âme !Amour, as-tu jamaisLancé de si beaux traits ?Des mains de l’amitié tu couronnes ma flamme !Amour as-tu jamaisLancé de si beaux traits ?

Mais les airs heureux ne durent pas et cèdent à des mesures austères. Les Spartiates partent au combat, la musique se fait de plus en plus belliqueuse (le tambour retentit dans l'orchestre) jusqu'à ce que le choeur annonce la mort de Castor au combat. Le deuxième acte s’ouvre ainsi sur des notes de tragédie profonde que Rameau retranscrit sur un triptyque musical.

L’acte s’ouvre sur le gémissement plaintif des cordes, laissant imaginer une procession funèbre suivant lentement la respectueuse dépouille du frère défunt. Ce tableau musical s’achève pour laisser place au deuxième pan du triptyque, dans lequel le choeur rend hommage aux amants déchirés par la mort :

Que tout gémisse Que tout s’unisse Préparons, élevons d'éternels monuments Au plus malheureux des amants : Que jamais notre Amour, ni son nom ne périsse Que tout gémisse. C’est la pièce centrale de cette suite à trois, à la fois par sa place mais aussi par sa force musicale, proche de la forme d'un requiem. Castor n’est plus, Thélaïre est endeuillée. Rameau met ici en composition un hommage à l’amour tragique, thématique universelle transcendant les arts. Ce pan se referme lentement pour laisser place à l'air de Thélaïre, le plus célèbre de l'opéra, "Tristes apprêts, pâles flambeaux". Ce dernier pan, placé en dernière position, met en relief la virtuosité de l’héroïne tragique fermant solennellement la marche de la procession.

En somme, la magie de Castor et Pollux opère dans le parfait équilibre qui régit la voix et la musique : la partie musicale étant aussi virtuose que la partie vocale, les notes et les mots sont en osmose et s’attèlent ensemble à représenter avec réalisme la force des sentiments. Castor et Pollux est une oeuvre représentative de l’esprit musical de Rameau (longs tirés des cordes, les trilles, etc.), mais se dénote par sa subtilité et son originalité. Certains "éclairés" lui feront d'ailleurs le reproche d'expérimenter trop de choses nouvelles en matière de composition. Il exploite toutes les ressources vocales et instrumentales pour augmenter les effets expressifs. Dans la partition, il utilise également les silences pour accroître les émotions. Ils surprennent, ils ponctuent les scènes avec une précision qui coupe le souffle du spectateur au moment des passages les plus captivants de l’œuvre. Au delà de son audace créatrice , Rameau surprend par sa capacité à créer une extraordinaire palette de couleurs musicales, malgré les restrictions inhérentes aux instruments d'un ensemble baroque. Dans Castor et Pollux, l’orchestre devient l’écrin d’un arc-en-ciel d’intentions et de sentiments. Le compositeur mis de côté par la postérité parvient à rendre confidentiel un des plus grands passages de la mythologie.

Si Rameau exécute une partition géniale, Pierre-Joseph Bernard n'en est pas moins remarquable dans l'élaboration du livret. Sur le fond, l'opéra évolue en effet sur une série de contrastes (comme celui entre l'acte III et ses monstres hideux et l'acte IV se déroulant dans la douceur des Champs-Élysées). Pour rappeler ce fond mouvant, Bernard bâti le livret sur une charpente d'antithèses et d'oxymores. Il évoque ainsi de "tristes apprêts" et de "pâles flambeaux"

Raphaël Pichon ©Jean-Baptiste Millot

Mais que vaudrait cette œuvre de génie sans une interprétation talentueuse ? La cascade quasi incessante des double-croches sur laquelle se déroule l'opéra requiert une endurance sans faille. Et c'est avec brio que l'Ensemble Pygmalion, sous la direction aérienne et enjouée de son directeur musical Raphaël Pichon, a interprété cette œuvre. Les solistes et le chœur ont eux aussi par leur talent honoré le livret (avec une mention spéciale à Cyrille Dubois qui était souffrant). Cette interprétation de Castor et Pollux était d'une fraîcheur et d'un fougue qui n'a on ne peut plus rendu honneur au talent du grand compositeur français.