La mezzo-soprano Lea Desandre et le luthiste Thomas Dunford se sont offert une parenthèse suspendue le temps d’enregistrer leur sublime Idylle, premier album en duo célébrant la tradition des chansons d’amour du répertoire français du XVIIe siècle à nos jours.

Ce qui saute aux yeux quand on rencontre Lea Desandre et Thomas Dunford, c’est leur immense douceur. Un sourire et un calme olympien que ni le retard des transports ni la pluie battante ne sont parvenus à effacer, deux heures avant leur showcase pour le lancement d’Idylle, leur premier album en duo. L’amour, thème central de cet album, y est sans doute pour quelque chose.

Pour la mezzo-soprano et le luthiste, cette aventure commune a commencé en 2015, dans le « très beau cadre » des jardins de William Christie. « Ce duo s’est construit initialement autour de la musique italienne, puis de la musique française », nous confie Lea. « On a longtemps fait tourner ce programme, car on aime que le répertoire vive et circule. Cela nous permet aussi d’acquérir de la liberté et de nouvelles idées lorsqu’on interprète en public. L’avantage du format en duo, c’est que les tournées sont plus légères à organiser qu’avec Jupiter (l’ensemble fondé par Thomas), et elles peuvent donc durer plus longtemps. » Cet ancrage dans le long terme répond aussi à un besoin de construire une certaine intimité, comme l’explique Thomas. « On s’est permis d’attendre de très très bien se connaître avant d’enregistrer ce disque. »

Lea Desandre & Thomas Dunford record "Dis, quand reviendras‐tu ?" (Barbara)

Warner Classics

« Il nous faut de l’amour », disent-ils sur la dernière piste du disque, Amours divins. Et de l’amour, il y en a. Dans leur musique bien sûr, les 22 titres de l’album revisitant la longue tradition des chansons d’amour à la française, de Robert de Visée à Françoise Hardy. Mais aussi entre les deux musiciens, en couple à la ville depuis plusieurs années. Mais loin d’eux l’idée de mettre en scène leur vie privée, malgré notre époque et sa logique exhibitionniste encouragée par les réseaux sociaux. « Ça n’a pas d’intérêt dans l’art qu’on présente, il ne faut pas tout mélanger ! » D’autant que le sujet à traiter est bien plus vaste : « On est là pour donner de la musique aux gens, sur un thème qui nous touche. On a voulu parler de l’amour sous toutes ses formes : enchanteur, destructeur, parfois grivois… Ce qu’on a voulu mettre en avant, ce sont les grands chanteurs français du baroque à nos jours, de Michel Lambert avec son théorbe à Barbara et son piano. »

Une célébration de la chanson française

Un programme hétéroclite, mélangeant les époques à vous donner le vertige. Comment construire un tel répertoire et lui donner une cohérence ? « Au départ, on avait ce programme d’airs de cour et de suites de Robert de Visée. Peu à peu, on s’est permis de sortir du cadre en intégrant des chansons de Barbara ou des musiques de la Belle Epoque comme Reynaldo Hahn, notamment pour les bis lors des concerts. Car les bis sont ces moments où vous communiquez plus directement avec l’auditoire. Et les retours du public étaient très positifs ! » Le reste est une affaire de partage entre les deux artistes : « J’ai fait écouter beaucoup de chansons françaises à Thomas. Lui est plutôt branché pop américaine et rock. Il y a beaucoup de points communs entre ces époques dans les thématiques. L’idée était de faire une célébration de la chanson française. » Une façon aussi de varier les plaisirs, d’après Thomas : « On avait un programme assez dense, mais parfois un peu sombre à base de “tristes déserts, sombres retraites, etc.” C’est très beau, mais c’est comme manger dans un trois étoiles Michelin et prendre du foie gras à chaque plat. Au bout d’un moment, on fait une indigestion. » Avant de souligner que tous ces compositeurs se rejoignent : « J’aurais adoré voir un disque où Michel Lambert et Barbara jamment ensemble. »

Elle franco-italienne, lui franco américain, il leur tenait à cœur de construire un programme autour de leur langue commune. Ce répertoire 100 % made in France attire déjà l’attention en dehors de l’Hexagone. Pour preuve, cette tournée à venir au Japon et aux Etats-Unis, d’autres publics à toucher et convaincre. Un exercice qu’ils abordent avec tranquillité. « Je n’ai jamais d’attente particulière, dit Thomas, les choses varient énormément. Au Japon, le public a souvent une écoute très attentive, on peut entendre une mouche voler. Aux USA, c’est encore autre chose et je les connais bien puisque je suis un peu l’un des leurs ! Pour eux, it’s a lot of fun – they’re all standing up and having a good time. » Pour le duo, le plus important reste de faire les choses avec cœur, sans calculs : « C’est en général comme ça que ça fonctionne le mieux. On passe trop de temps à se poser la question de la réception. Or, on ferait mieux de se demander : qu’est-ce que je suis en train de créer, et pourquoi je le fais ? » Et Lea de préciser : « Quand on joue à l’étranger, le public n’a pas toujours accès aux traductions des chansons. Et pourtant, il arrive que des gens viennent nous voir complètement chamboulés à la sortie d’un concert. Ça veut dire que la musique a parlé d’elle-même et ça, c’est merveilleux car c’est un langage universel ! »

Des ponts entre pop et classique

Les deux artistes ne chôment pas. Outre un calendrier de tournée bien fourni, il faut compter également les activités de l’ensemble Jupiter, fondé par Thomas et avec lequel Lea collabore très régulièrement. Sans oublier ses engagements à l’opéra, activité qu’elle poursuit avec un succès ininterrompu depuis ses débuts. On s’apprête à la voir dans nombreuses prises de rôle sur la saison 23/24 : Idamante dans Idomeneo à Genève, Médée à Paris, ainsi qu’une production de Rameau à Aix-en-Provence. « L’opéra, c’est le cœur de ma passion. Interpréter un personnage, comprendre sa psychologie, chercher des clés dans la partition pour en faire ressortir toutes les facettes, je trouve ça fascinant ! » Elle tient cependant à garder un pied dans le récital. « C’est revenir à l’essence, cela me permet de me recentrer sur la musique, car à l’opéra, on n’a pas le même rapport avec les instrumentistes, on est physiquement éloignés les uns des autres. J’ai besoin de cet équilibre : le concert me permet d’être musicalement épanouie, et l’opéra me permet peut-être plus d’échappées, d’être plus à l’aise. »

Thomas, lui, nous cueille là où on ne l’attendait pas : d’ici quelques semaines, il sortira un EP de 5 titres hommage au rock british des 70′s. On y trouvera des compositions originales mais également des reprises, notamment des Beatles, un groupe culte pour le luthiste. Le projet, enregistré aux mythiques studios d’Abbey Road avec Jupiter et le très réputé ingénieur du son Sam Okell, s’intitulera The Other Side (« l’autre face »). « J’ai toujours été timide avec mon “other side”. J’ai toujours aimé jouer des reprises lors de soirées entre amis où l’on se retrouve et on boit du bon vin. J’aime ces moments hors du cadre des concerts. Mais je ne suis pas chanteur de formation, et j’évolue dans le monde du classique. Je ne voyais pas comment je pouvais en faire un disque. Alors je laissais des ghost tracks sur mes précédents albums. » Des messages humblement cachés, parfois difficiles à assumer dans une industrie encore un peu frileuse avec les propositions hybrides.

Mais les mentalités évoluent : « Vous pouvez avoir le monde entier dans votre téléphone, c’est le bon côté d’Internet. L’hybridation est en train de se faire naturellement, les musiciens classiques s’inspirent de la pop, et vice versa », raconte Thomas, qui se souvient du chanteur pop Harry Styles faisant référence à Jean-Sébastien Bach lors d’un show. « Moi, je cite souvent Paul McCartney dans mes concerts ! Ma mission depuis toujours a été de faire découvrir le luth au plus grand nombre et qu’on arrête de me dire que c’est un truc de ménestrel médiéval comme je l’entendais régulièrement dans mes années lycée. Pour que nous puissions évoluer, je pense qu’il est important de ne pas se contenter d’interpréter les grandes pages de Bach ou Monteverdi, il faut aussi créer. »