En 2013, Decca publiait le premier volume de l’intégrale des œuvres orchestrales de Nino Rota avec, à la baguette, Giuseppe Grazioli. Entre la parution du cinquième opus (avec “La Strada” pour locomotive) et la préparation du sixième, le chef d’orchestre milanais évoque cette passionnante, gigantesque et indispensable entreprise.

Comment est partie l’idée d’éditer l’intégrale des œuvres orchestrales de Nino Rota ? Avez-vous été en contact direct avec les ayants droit du compositeur, afin de mener à bien ce projet fou ?

En 2010/11, avec l’orchestre symphonique Giuseppe Verdi de Milan et son président Luigi Corbani, nous avons programmé une série de dix concerts pour célébrer les 100 ans de la naissance du compositeur. Suite au succès de ces concerts, nous avons décidé de laisser une trace de tout ce travail en commençant à graver pour Decca une première série de trois volumes. Devant l’intérêt suscité par la publication, Decca nous a demandé de continuer avec trois nouveaux volumes, pour un total de presque douze heures de musique ! L’idée de base était de démontrer que le cinéma n’était pas l’unique centre d’intérêt de Nino Rota. Depuis que j’ai commencé à étudier et diriger sa musique, plusieurs idées reçues le concernant me dérangeaient: le fait qu’on l’appelait toujours « le musicien de Fellini », que l’on n’analysait pas ses compositions au conservatoire, qu’on l’accusait d’être capable d’écrire seulement « à la manière de », sans reconnaître son style personnel. C’est Francesco Lombardi, un des neveux de Nino Rota et rédacteur du catalogue complet de ses œuvres, qui m’a fourni des versions originales et inédites de certaines compositions et qui, avec Bruno Moretti, ancien élève et assistant de Rota, m’a aidé à reconstruire les musiques de films qui avaient été « massacrées » par le timing imposé par le montage filmique.

La question du choix des morceaux ne s’est pas posée puisqu’il s’agit d’une intégrale. Néanmoins il a fallu agencer les différentes œuvres et les répartir sur plusieurs volumes, établir des playlists. Comment avez-vous procédé ?

À la différence d’autres compositeurs de musique de films comme Ennio Morricone ou John Williams – qui ont deux styles complètement différents selon qu’ils écrivent pour une salle de concert ou pour le grand écran – Nino Rota reste le même. Au bout de quelques secondes, vous reconnaissez l’auteur, que vous écoutiez son concerto pour basson ou bien la bande originale de La Strada. Devant un compositeur absolument honnête et si peu enclin à établir une hiérarchie des genres musicaux, il m’a semblé que le critère le plus cohérent était celui de… l’incohérence. J’ai donc essayé de mélanger dans chaque volume plusieurs domaines explorés par Rota : la musique de film avec la musique symphonique, la musique de chambre avec les concertos, la musique de scène ou les musiques écrites pour les étudiants du conservatoire de Bari avec les ballets et l’opéra. J’ai tout de suite remarqué que certaines mélodies imaginées pour un film revenaient dans une symphonie, puis dans un ballet ou un opéra. D’ailleurs, j’ai été guidé dans ma démarche par une interview dans laquelle Nino Rota affirmait que l’attitude du compositeur devait être constante, qu’il écrive une chansonnette pour la télé, des variations pour un pianiste ou même un grand oratorio. C’est l’écoute du public qui change, et non l’engagement du compositeur, lequel doit toujours être à son maximum.

Nino Rota dirige l'Orchestra della Provincia di Bari

Y a-t-il des œuvres de Nino Rota que vous ne connaissiez pas avant l’enregistrement ? Certaines partitions étaient peut-être difficilement accessibles ?

Oui, beaucoup d’œuvres étaient inédites et une grande partie dans une version manuscrite : c’est l’éditeur Schott qui nous a aidé en imprimant spécialement pour nos enregistrements les partitions et le matériel d’orchestre. L’une des difficultés majeures, en particulier dans la musique de film de Nino Rota, c’est que ses partitions ne contiennent qu’une partie de ses idées musicales. En effet à l’époque, beaucoup de variations et d’ajouts étaient faits en studio lors de l’enregistrement des bandes originales, modifiées directement par lui-même. Un jour, Fellini m’a raconté l’anecdote suivante : « Nino se déplaçait d’un pupitre à l’autre et avec un crayon, il modifiait la mélodie d’une flûte ou les harmonies des cuivres, sans contrôler sa propre partition, et sans même transférer ces modifications sur la partition du chef d’orchestre ». Malheureusement, après les enregistrements tout le matériel comprenant les corrections fut stocké dans des caisses et la majeure partie de ce trésor a été perdue. Rota était le genre de musicien qui avait toute sa musique dans la tête et pouvait modifier le moindre détail, connaissant par cœur, mesure après mesure, les notes jouées par chaque instrument. Je n’en connais pas beaucoup qui possèdent ce talent, sauf peut être Erich Wolfgang Korngold.

Aviez-vous testé certaines œuvres en public avant l’enregistrement ? Et est-ce que cet enregistrement a engendré pour vous des demandes accrues de concerts d’œuvres de Nino Rota ? Considérez-vous que l’importance qualitative et quantitative de cette intégrale a ravivé la flamme de la passion pour Nino Rota, en Italie et ailleurs ?

J’ai joué une grande partie des œuvres en concert, avant de les enregistrer mais certaines ne s’y prêtaient pas à cause de leur brièveté (moins de quatre minutes !) ou, comme le ballet complet La Strada, à cause des difficultés à réunir un effectif important dans un auditorium : grand orchestre symphonique, combo de jazz, section de cuivres, flûte, clarinette et tuba qui doivent se déplacer sur scène, voix en coulisse… j’avait une ancienne version EMI en vinyle du ballet complet qui durait 57 minutes, mais quand j’ai reçu la partition je me suis rendu compte qu’au moins 20 minutes avaient été coupées. C’est la version intégrale que l’on a enregistrée en essayant, avec l’ingénieur du son Stefano Barzan, de recréer la sensation d’espace inhérente à un théâtre. Au fur et à mesure que Decca publiait les volumes de cette intégrale, les concerts comprenant des œuvres de Nino Rota ont fleuri de façon exponentielle. En ce qui me concerne, j’ai pu diriger le Mysterium à Milan, Rome et Naples, Le Chapeau de paille à Nantes, le Molière imaginaire à Nancy, La Strada à Québec… Mais ce qui est encore plus important, c’est que le regard de la critique et du public envers Nino Rota a complètement changé, et on apprécie maintenant son talent de compositeur tout court, au-delà de son travail pour le cinéma.

Amarcord Trailer (Federico Fellini, 1973)

Janus Films

Parmi la somme d’œuvres enregistrées, y en a-t-il une qui vous tient particulièrement à cœur ? Pourquoi ?

Le Mysterium est une œuvre qui est digne d’être comparée aux plus grandes musiques sacrées du XXe siècle, au Stabat Mater de Poulenc et de Szymanowski, à la Symphonie de Psaumes de Stravinsky. C’est le seul enregistrement qui a été publié live et je vais vous expliquer pourquoi : deux concerts étaient prévus les 9 et le 11 janvier 2015 à Milan, et des séances d’enregistrement les jours suivants. Le 7 janvier, les terribles événements de Charlie Hebdo nous ont frappés et ma première réaction a été d’envisager d’annuler les concerts prévus, en signe de deuil. Mais en relisant le texte latin du Mysterium, j’ai remarqué une étrange coïncidence : dans un premier temps, Rota avait appelé cette cantate Mysterium Catholicum, mais il avait ensuite barré le mot « Catholicum » pour donner un sens « œcuménique » à sa partition. Rota met au centre de sa vision religieuse l’Humanité et la Fraternité des peuples au-delà des différentes confessions, et à la fin de chaque mouvement il fait chanter les enfants, comme pour les charger de porter son message aux nouvelles générations. Ainsi le 9 janvier après avoir lu un message d’hommage aux victimes, j’ai dirigé le Mysterium dans une atmosphère et un recueillement indescriptibles que j’ai voulu sauvegarder en proposant l’enregistrement live.

Avez-vous une tendresse particulière pour ses musiques de films (qui ont bercé la mémoire collective italienne, et donc certainement la vôtre également) ?

J’aime surtout les musiques de Rota qui soulignent, amplifient et parfois dépassent la poésie des images. Je pense par exemple au défilé ecclésiastique dans Roma, au Galop qui annonce le désastre dans Prova d’orchestra, au sentiment de nostalgie dans Amarcord. D’ailleurs, jouer avec la mémoire de l’auditeur est l’un des talents de Rota : lorsqu’on écoute une de ses mélodies pour la première fois, on a toujours l’impression de l’avoir déjà entendue, mais ce n’est jamais vrai. C’est plutôt un effet de « déjà vu » musical.

C’est la question qu’il ne faut jamais poser à des parents, mais parmi ces cinq volumes, avez-vous un préféré ? Il y a en d’ailleurs un sixième en route…

Mon volume préféré est toujours celui qui s’apprête à sortir ! Donc c’est le sixième volume avec, entre autres, deux symphonies et la musique pour le film Boccaccio ’70.