A l'occasion du 30e anniversaire de Winter & Winter, son fondateur revient sur la saga d'un label vraiment pas comme les autres...

Il y a trente ans déjà, Stefan Winter fondait avec sa compagne Mariko Takahashi le label Winter & Winter, représentatif de l'art sonore et dépassant les frontières. Avec des artistes comme Ernst Reijseger, Paul Motian ou Mauricio Kagel, ce grand producteur part à la recherche d'images et de visions de son monde sonore. Ses souhaits pour le futur ? Investir les grands musées du monde avec l'art des enregistrements audio et émouvoir les hommes avec son langage sonore. Rencontre.

Comment est né le label Winter & Winter ?

Stefan Winter : J’ai entendu dans ma tête une version totalement différente des Trios de Schubert, des œuvres de Schumann ou encore des Symphonies de Mahler et des Suites de Bach, ou même encore des sons de Tin Pan Alley et du Great American Songbook. Plein d’émotions, blessantes, tendres, puis douloureuses à nouveau, pathétiques, tangentes. J’ai entendu la musique et vu des images et des couleurs, c’est ainsi que j’ai commencé à peindre ces images au microphone.

Comment choisissez-vous les artistes de votre label ?

Tout d’abord sur la composition, ensuite vient la question du « comment cette composition doit être éveillée à la vie ». Je cherche des artistes qui ont développé leur propre langue, mais qui conviennent aussi au monde que je me représente. Les productions s’élaborent comme un film et je travaille comme un « réalisateur sonore ».

Quels artistes ont particulièrement marqué votre label ?

Les collaborations avec Ernst Reijseger, Paul Motian, Mauricio Kagel, Fumio Yasuda, Uri Caine ou encore Aaron Zapico et son groupe Forma Antiqva. Mais le plus marquant, je le vis dans les voyages. Notre monde est rempli de sonorités qui nous racontent des histoires, qui nous rappellent des souvenirs que nous avons vécu inconsciemment dans notre enfance. Mariko Takahashi et moi voyageons également ensemble avec un microphone à travers le monde, écoutons et capturons de la musique et des sons. Les bruits et les sons marquent incroyablement mon travail. J’aime les gens et aimerais partager mon expérience avec eux.

Cette année, Winter & Winter fête son 30e anniversaire. Quels sentiments suscite cet évènement chez vous ?

Le départ ! Mon intérieur est plein d’idées qui ne demandent qu’à être concrétisées. Je me transforme, les expériences déclenchent de nouveaux projets. Je veux transformer les œuvres de l’art sonore. Je fais toujours ce rêve qui revient sans cesse où je dépose la première pierre d’un musée de l’art sonore.

Comment allez-vous fêter cet anniversaire ?

Avec une édition spéciale qui porte le nom de Jubilee Edition Winter & Winter. Ça rassemble dix albums que j’ai personnellement choisis d’œuvres classiques, de jazz et d’œuvres musicales qui, à côté des grandes scènes, seront jouées pour des gens comme vous et moi.

Stefan Winter et Mariko Takahashi - © Jean-Baptiste Millot pour qobuz.com

Comment s’est, selon vous, développé la scène musicale depuis ces 30 dernières années ?

La dite « industrie musicale » n’a jamais cessé de trainer vers le bas les valeurs de l’enregistrement musical. Le crédo est le suivant : chiffre d’affaire à tout prix. Les visionnaires de la scène musicale sont presque tous devenus muets ou ont déjà disparu. Nous avons les mêmes managers insignifiants, aucun « délinquant », aucun porteur d’art et de musique, mais seulement d’ennuyeux générateurs de chiffre d’affaire sans caractère. Ce résultat social n’est pas seulement propre à la scène musicale, mais se retrouve aussi dans beaucoup d’autres domaines. Nous sommes actuellement sur une mauvaise pente.

Est-ce plus difficile d’être artiste aujourd’hui ?

Je ne crois pas forcément qu’hier était mieux qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, les prix élevés et les chiffres d’affaires massifs sur le marché de l’art riment avec valeur. Quelle erreur ! Nous devons comprendre que chiffre d’affaire et victoire n’ont rien à voir avec l’art et la bonne musique. D’un autre côté, j’aimerais me préserver du fait que la musique consommée par la masse a une valeur moindre, ce serait un jugement fallacieux que de croire que ce qui se vend en millions peut être formidable.

Ces trente dernières années, la consommation de la musique s’est fortement modifiée, la musique digitale prenant de plus en plus d’ampleur. Comment Winter & Winter s’est acclimaté à ce changement ?

Je fais des enregistrements musicaux. La façon dont ces enregistrements touchent l’auditeur est, depuis le début de l’enregistrement, en mutation et continuera ainsi. Je crois que dans le futur, l’art du digital aura la même légitimité que l’analogique. L’analogie a la force que le digital ne peut remplacer, même si le digital ouvre de nouvelles possibilités. Regardons la photographie : on voit bien qu’il n’y a pas qu’un seul chemin légitime. Les photographies artistiques trouvent leurs places dans les galeries et musées. Je considère Internet comme une fonction proche de l’imprimante il y a 500 ans. Sans Gutenberg, nous n’aurions aucune explication, Internet et la métamorphose digitale révolutionneront notre monde, comme Gutenberg a révolutionné son époque. Il reste encore beaucoup de développements à effectuer, qui nous menacent même parfois, bien qu’ils disparaissent avec le temps. Je crois au futur.

Quelles chances voyez-vous pour Winter & Winter dans la musique digitale ?

Le monde digital me permet de réaliser les idées les plus folles avec les sons. Je ne veux pas pour autant me passer de l’analogique, car il contient la force du moment ! Je veux travailler avec les deux éléments. Et je crois à la reproduction, nos œuvres ne sont pas faites pour être mises au tiroir, mais pour écouter et s’ouvrir sur le monde.

Quels sont vos souhaits et projets pour le futur ?

Je rêve de mondes sonores qui trouvent leur entrée dans les grands musées du monde. La force de narration des bruits et des sons est immense. Je suis persuadé que les hommes seront sensibles et touchés par les sons. L’enregistrement musical est un Art majeur. J’aimerais atteindre et émouvoir les hommes.

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