Du 24 au 28 février, la Cité de la Musique à Paris proposera un cycle passionnant intitulé 1913, année de rupture, véritable secousse sismique pour la musique au XXè siècle.

Un an avant la Première Guerre mondiale, le paysage musical semble anticiper les bouleversements à venir. Du scandale du Sacre du printemps à la saisissante brièveté des pièces de Schönberg et de ses élèves, rien ne semble plus être comme avant. Du 24 au 28 février, la Cité de la Musique se penche sur ce révolutionnaire 1913 le temps d’un cycle intitulé 1913, année de rupture.

Ce cycle débutera donc mardi 24 février avec un récital de la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac accompagnée au piano par Pascal Jourdan. C’est en 1913 que Debussy écrit ses Trois Poèmes de Mallarmé pour voix et piano : Soupir, Placet futile et Éventail. La même année, Ravel compose lui aussi Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé, les deux premiers sur des textes identiques. Une coïncidence que Debussy, dans une lettre à son éditeur du 7 août 1913, commentera en ces termes, non sans ironie : « Il est étrange que Ravel ait justement choisi les même poèmes que moi ? C’est un phénomène d’autosuggestion digne d’une communication à l’Académie de médecine. » Debussy avait déjà mis en musique les vers du poète en 1884, dans Apparition. Puis, dix ans plus tard, dans le Prélude à l’après-midi d’un faune. En 1913, toutefois, Mallarmé est lu différemment : il n’est plus seulement un auteur fin de siècle dans le salon duquel se réunissaient les grandes figures du symbolisme. Il fait résolument signe vers la modernité que verront dans son écriture des compositeurs comme Pierre Boulez.

Le lendemain, mercredi 25 février, c’est au tour de l’Ensemble intercontemporain dirigé pour l’occasion par François-Xavier Roth avec à leurs côtés la mezzo-soprano Ute Döring de plonger le public de la Cité de la Musique dans l’univers de Berg, Webern, Debussy, Ives, Ravel et Schönberg. La brièveté, l’absence, voire l’interdit de toute répétition : c’est ce dont témoignent les Quatre Pièces de Berg composées en 1913. On a l’impression, en les écoutant, que de grands gestes dramatiques sont compressés à l’échelle d’une miniature et que le compositeur renonce à tout matériau thématique ou motivique identifiable. La brièveté, donc. C’est ce que Ravel, en composant ses Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé, en 1913, traduira comme un modèle d’ascétisme, « à l’école de Schönberg », précise-t-il. Dans Pierrot lunaire, Schönberg a marqué les esprits par l'usage d'une écriture vocale controversée et connue depuis sous le nom de Sprechgesang (quelque chose comme le « chant parlé ») : une voix hautement stylisée, inspirée de la tradition du mélodrame et du cabaret, oscillant entre des humeurs toujours ambiguës et parfois proches d’une imagerie de cauchemar.

Jeudi 26 février, 1913, année de rupture se poursuivra avec la pierre angulaire de ce cycle : Le Sacre du printemps d’Igor Stravinski par le Brussels Philharmonic - The Orchestra of Flanders sous la direction de Michel Tabachnik avec la soprano Christiane Iven. C’est le 29 mai 1913, dans le nouveau Théâtre des Champs-Élysées, qu’eut lieu la première du Sacre du printemps, sous la baguette de Pierre Monteux. Ce fut une émeute, qui a fait couler beaucoup d’encre. La musique – largement inaudible dans ces conditions - n’était qu’un sujet de scandale parmi d’autres. Ce qui était visé peut-être avant tout, c’était la chorégraphie de Nijinski, qui venait de déplaire deux semaines auparavant avec son ballet sur la musique de Debussy, Jeux, également au programme de ce concert du 26 février. Ces partitions, nées d’un prétexte chorégraphique (les rites païens de l’ancienne Russie pour le Sacre, une partie de tennis pour Jeux), étaient pourtant de véritables bombes à retardement. Le Sacre et Jeux font écho, d’une manière moins immédiatement choquante peut-être, aux révolutions que les Viennois introduisaient dans la forme (on avait rarement entendu pièces plus brèves que l’op. 10 de Webern ou les Altenberg Lieder de Berg, qui firent également scandale le 31 mars 1913). Ces deux œuvres ont radicalement remis en question la temporalité classique de l’œuvre musicale. Jeux, pour reprendre les termes de Pierre Boulez, est une pure musique « de la transition, une forme sans contours contraignants, où tout se transforme ». C'est une pièce qui égale, dans le renouvellement incessant du travail thématique et dans l'art de la variation, les pages les plus denses de Webern. Tandis que Le Sacre du printemps devait devenir le modèle d’une construction par montage, par coupures abruptes, une musique faite de facettes ou de plans alternés, un chef-d’œuvre de vitalité d'une invention prodigieuse.

Samedi 28 février, pour refermer ce cycle 1913, année de rupture, la Cité de la Musique proposera, à 15h00, une table ronde animée par Marcella Lista, historienne de l'art, avec Philippe Albèra, musicologue, Pascal Rousseau, historien de l'art, et Daniel Doebbels, écrivain et chorégraphe. Ce forum sera suivi à 17h30 par un récital au pianao d’Hugues Leclère avec des œuvres signées Abel Decaux, Claude Debussy, Erik Satie, Ferrucio Busoni, Henry Cowell, Alexandre Scriabine, Béla Bartók, Gabriel Fauré et Arnold Schönberg. Dans toutes les disciplines artistiques, l'année 1913 marque un tournant que certains ont analysé comme le pressentiment de la tragédie guerrière qui suivra. Outre le scandale du Sacre du printemps, cette année voit aussi l'apparition du premier ready-made de Marcel Duchamp ou de nouvelles formes d'art scénique, comme La Main heureuse d'Arnold Schönberg. Le croisement des arts s'exprime par l'incursion de la musique dans la peinture, comme dans les Rythmes colorés de Léopold Survage ou chez les Futuristes italiens. Parmi ces derniers, le compositeur Luigi Russolo publie en 1913 son célèbre manifeste L'Art des bruits, ouvrant la porte à l'intégration des sons urbains dans la musique. C'est cette recherche de l'inouï dont témoignent aussi les œuvres du concert qui suit la table ronde : chacun à sa manière, Satie, Busoni, Bartók ou Cowell ont poursuivi l'exploration d'univers sonores inédits.

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