Une évocation des célèbres interprétations que le chef français Pierre Boulez réalisa en 1969 et 1971 pour le label CBS du Sacre du printemps et Petrouchka d'Igor Stravinski. Des classiques inépuisables !

À la fin des années 1960, le chef d’orchestre français Pierre Boulez - dont la carrière s’internationalise alors de plus en plus – signe un contrat d’exclusivité avec la firme américaine CBS, pour laquelle il engrangera un legs immense que cette compagnie s’amuse encore à rééditer aujourd’hui. Ce patrimoine reste un apport essentiel à notre compréhension de la musique moderne. Fleurons de cette période, les sessions consacrées à Petrouchka et au Sacre du printemps de Stravinski. Dans Petrouchka, Pierre Boulez prenait ses distances avec les visions narratives de Karel Ancerl ou Ernest Ansermet (toutes deux disponibles en vraie qualité CD sur Qobuz) pour nous offrir un regard incroyablement différent, centré sur la richesse coloristique de la partition. Stravinski écrivit sa partition en France, où il put entendre les pages de ses contemporains tels Debussy ou Ravel. Pierre Boulez joue sur cette proximité de style et de préoccupations musicales, naturellement sans jamais nier l’originalité de l’univers stravinskien, d’une plus grande férocité. Peu d’interprétations valorisent à ce point l’inventivité permanente de l’orchestre du compositeur russe. À cet égard, le troisième tableau (Chez le Maure - Danse de la Ballerine - Valse) est à méditer. Une profondeur de champs sonores aussi grande, une lecture aussi méticuleuse de l'orchestration, bref, une telle symphonie de timbres demeure envoûtante. Écoutez la division des pupitres de cordes (violons altos), soutenus par les interventions presque diaboliques de bois et des cuivres, dans le Combat entre le Maure et Petrouchka, à la fin du troisième tableau, un passage que Boulez mène, avec une incroyable acuité rythmique, vers la Fête populaire de la Semaine grasse dans la lumière nocturne, d’une poésie sonore insoutenable. Déjà ici, bien avant le passage Sostenuto (indication 100 de la partition, plage 9, 0’50), où les cuivres et les bois se lancent dans une série de trémolos qui représentent sans doute la plus grande trouvaille de Stravinski dans son ballet Petrouchka, Pierre Boulez se délecte du fondu enchaîné. Toutes les lignes s'entremêlent en un tourbillon dionysiaque, et pourtant, toutes les lignes de l’orchestration ressortent toujours avec une clarté stupéfiante. Avec un Orchestre Philharmonique de New York en très grande forme, au diapason de son tout récent directeur musical, Pierre Boulez gravait l’une des visions les plus excitantes et accomplies de la discographie. En 1969, avec un étonnant et violent Orchestre de Cleveland, Pierre Boulez gravait selon nous la plus grande vision du Sacre du printemps. La plus grande oui, à condition de considérer que cette partition s’avère une œuvre de prospective, inscrite dans aucune époque particulière, pas plus celle de l’avant Première Guerre mondiale que la nôtre. Aujourd’hui sans doute la comprend tout juste un peu plus. Dans ce premier enregistrement pour CBS, le chef français capte l’une des clefs de la partition. La tension dramatique ne provient non pas du rythme, mais avant tout de la tension harmonique. C’est par une clarté absolue de l’harmonie, comme au travers de la verticalité des accords initiaux des Augures printaniers où notre oreille décompose mentalement et inconsciemment l’harmonie du compositeur (violons II : ré b-mi, altos : sol-si b, violoncelles : la b-fa b, contrebasses : fa b-do b), procédé qui atteindra son apogée dans l’accord initial de la Danse sacrale, que l’ostinato rythmique trouve sa justification dramatique et que la tension éclot réellement. En définitivement, dans cette œuvre, le rythme n’est que l'un des supports de l'harmonie. Inutile d’être précis rythmiquement dans cette œuvre si la densité harmonique ne suit pas. Pierre Boulez l’a parfaitement saisi. Il a signé ainsi sa vision de l’œuvre, modifié totalement notre perception de l’œuvre par son absolue perfection, et seuls les très (très) grands orchestres (Cleveland, Berlin, Londres) l’ont suivi dans cette voie presque iconoclaste. Espérons que l’Orchestre Philharmonique de Berlin publiera un jour le célèbre live de janvier 1994, vraiment génialissime, qui malgré quelques problèmes de mise en place soulignés par le chef lui-même atteint une plus grande intensité. Le flamboiement harmonique et coloriste de Petrouchka, la précision hallucinée du geste dans Le Sacre : Pierre Boulez transforma donc radicalement notre vision de ces deux pages maîtresses de la musique moderne. Un classique vraiment inépuisable !