Kairos, c'est le dieu grec de l'opportunité, du bon choix au bon moment ; c'est aussi le dieu autrichien du CD contemporain à saisir au vol, et Qobuz vous propose quatre détonants enregistrements de ce label. Puis quatre choix judicieux parmi les nouveautés hebdomadaires.

Le Kairos en question a pour habitude de passer en coup de vent près de vous, et vous avez trois choix : ne pas le voir, le voir mais ne rien faire, ou le voir et l'attraper par la touffe de cheveux que, très opportunément, il porte sur le crâne. Cette semaine, attrapez donc au passage quatre singulières publications du label Kairos, à commencer par l' Oubli bouilli du compositeur autrichien Gösta Neuwirth (* 1937), oncle de l'Olga que l'on sait. A la différence notable du café (café-bouillu-café-foutu) l’Oubli s’accommode très bien de l’ébullition, du moins l’ébullition sonore lorsque le cuisinier s’appelle Neuwirth (* 1937), compositeur, chroniqueur, professeur, dont la musique se situe dans une certaine mouvance avant-gardiste de la polyphonie varésienne, mais avec utilisation de sons électroniques dans l’accompagnement de la troublante et envoûtante partie vocale de L’Oubli bouilli. Moins bouillie mais tout autant incandescente est la musique de Bruno Mantovani (* 1974), la star française de la composition contemporaine qui, de ses débuts vers l'an 2000 jusqu'à nos jours, a su façonner un monde sonore personnel de magnifique facture, dans tous les domaines y compris l'opéra ; voici quelques-unes de ses œuvres pour petit ensemble instrumental, écrites entre 2002 et 2007, interprétées par le très adapté Ensemble Intercontemporain - ce qui n'étonnera guère si l'on sait que Mantovani a été nourri au biberon de l'IRCAM.

Luca Francesconi (* 1956) est de ces compositeurs dont les explications qu'ils fournissent quant à la genèse ou la raison d'être de leurs œuvres est plus opaque que la musique elle-même ! Pour preuve cet album, comprenant par exemple Animus de 1995 pour trombone solo et électronique, Etymo de 1994 dont l'écoute offrira de grandes joies contemporaines mais aussi tonales, ou encore A fuoco de 195 pour guitare et ensemble. Pour une fois, l'on se réjouirait presque de l'absence d'un livret car ce que l'on peut lire de Francesconi à travers Internet, lorsqu'il décrit ses processus compositionnels, reste du javanais là où sa musique, certes complexe d'abord mais toujours belle, s'adresse directement à l'âme. Et l'on saisira finalement au vol la touffe de Helmut Lachenmann, ou plutôt le crin des archets du Quatuor Arditti qui nous propose ses trois œuvre pour quatuor : Gran torso de 1972/1988, Reigen seliger Geister ("Ronde d'esprits bienheureux") de 1989 et Grido de 2002. Comme toujours chez Lachenmann, l'auditeur sort éprouvé - dans tous les sens du terme - après une première écoute, mais l'hypnose exercée par le compositeur force le respect et porte l'auditeur à réécouter sa musique jusqu'à l'avoir comprise, une exigence de concentration quasi-religieuse - et d'extase similaire.

Le Gewandhaus de Leipzig à l'époque où Reger y vivait

Moins exigeantes, bien moins exigeantes, sont les trois sonates pour violon et piano de Grieg, ici jouées par Franziska Pietsch, lauréate du Concours Bach de Leipzig ou encore du Maria Canals de Barcelone. A cantonner Grieg à son seul concerto et la musique de scène de Peer Gynt, on en oublie hélas qu’il se consacra beaucoup à la musique de chambre et à la musique vocale, des répertoires négligés au-delà du raisonnable. Gageons que ce nouvel enregistrement saura remettre ces trois bijoux intimement norvégiens au tableau d’honneur. Tant que l'on est dans les répertoires rares, parlons un peu de Pleyel - pas la salle, pas les pianos, pas le carrefour : le compositeur Ignace. Quarante et une symphonies, six symphonies concertantes, huit concertos, des dizaines de quatuors, de quintettes et de trios, deux opéras, des Lieder à la pelle, on se demande comment il a trouvé le temps d’écrire tant de musique tout en dirigeant sa fabrique de pianos et une maison d’édition ! Voici, aux côtés d'une symphonie de son maître Vanhal, une de ses propres symphonies ainsi qu'un concerto pour violon. Les deux symphonies sont présentées en première discographique mondiale... Eh oui, cela existe encore.

Restons encore dans les répertoires négligés, mais défendus avec brio par Herbert Blomstedt et le Gewandhausorchester de Leipzig, excusez du peu : une ouverture de Hiller (qui fut le premier Kapellmeister de ce digne orchestre), une géniale série de variations couronnée d'une fulgurante fugue, sur un thème comique du même Hiller, le tout de Max Reger - l'un des compositeurs les plus méprisés en France, le diable sait pourquoi, il n'a vraiment rien d'un vieux chnoque et sa musique déborde de vitalité, d'imagination et de couleurs orchestrales. Pour finir, Blomstedt nous propose une pièce d'un compositeur Made in RDA, Siegfried Matthus dont Responso de 1977 est la réponse est-allemande au modernisme ambiant. Et la semaine se referme sur une pianiste merveilleuse à découvrir d'urgence : la Germano-Russe Olga Scheps, un talent rare déjà à la tête d'une carrière éblouissante qui l’a menée rapidement à se produire avec de grands orchestres – la Radio de Stuttgart, le Symphonique de Munich, Monte-Carlo, Varsovie ou Moscou, dans les salles qui comptent dans la vie d’un artistes, telles que la Philharmonie de Berlin, la Tonhalle de Zurich ou le Konzerthaus de Vienne. Depuis peu elle a signé l’exclusivité avec Sony/RCA, une reconnaissance qui ne trompe pas. On appréciera tout particulièrement son jeu à la fois dépouillé – un usage des plus discrets de la pédale, par exemple – et puissamment émouvant, avec un phrasé d’essence véritablement vocale découlant des doigts et non pas de l’artifice de la pédale. L’écoute de la Vocalise vous convaincra de cette qualité chantante, tandis que sa Wandererfantasie vous apparaîtra comme débordante de contrastes et de couleurs. Un vrai grand talent qui ne doit rien au marketing, Olga Scheps est musicienne jusqu’au bout des doigts.