Il ne fallait pas vous réjouir trop vite comme certains lecteurs l'ont fait, car, bien sûr que non, la Symphonie no 8 de Sibelius n'a pas été retrouvée et notre article a paru le... premier avril. La prétendue Symphonie Corégone, du nom de l'excellent poisson très prisé des gastronomes finlandais, est à jamais perdue ; le compositeur finlandais l'a bel et bien jetée au feu vers 1945. Je me souviens avec émotion de ma visite de la maison de Sibelius en 1992. Nous étions un groupe de journalistes français et nous avons médité, Marc Vignal et moi devant le poêle en faïence du salon en imaginant ce sinistre autodafé. Nous nous sommes recueillis ensuite, dans le jardin, devant la tombe de Sibelius par un doux jour d'été (photo ci-dessous : François Hudry (à gauche) et Marc Vignal). Mais notre article contenait tout de même quelques vérités, dont celle de la découverte, en 2011, de bribes manuscrites qui pourraient bien appartenir à cette fameuse Huitième, sans qu'on en soit absolument sûr. Des musicologues veulent déjà la compléter, comme le font les paléontologues, capables de reconstituer un squelette entier sur la base d'un tibia. Mais on ferait mieux de laisser ces esquisses dormir tranquille et ne pas vouloir terminer à tout prix ce que le destin a laissé inachevé. Cette volonté de vouloir reconstituer une hypothétique Septième Symphonie de Tchaïkovski, le finale de la Neuvième Symphonie de Bruckner ou les mouvements manquants de la Symphonie en si mineur de Schubert est assez étrange et pose question, comme si on ne supportait pas une oeuvre ouverte et donc en devenir. Personne n'a jamais songé à terminer les Esclaves de Michel-Ange qui resteront éternellement prisonniers de leur gangue de pierre ni L'Adoration des mages de Leonard de Vinci aux couleurs incertaines. Mais avec la musique on peut tout se permettre, car on ne touche pas à la matière de l'oeuvre mais à son résultat sonore, donc abstrait.

Il faudra donc nous contenter des Sept symphonies achevées et des Poèmes symphoniques qui sont souvent de la même encre. S'il est vrai que René Leibowitz a fait beaucoup de mal à l'oeuvre et à l'image de Jean Sibelius en France, les choses sont en train de changer puisque le compositeur est de plus en plus fréquemment au programme des concerts symphoniques. En novembre 2007, Esa-Pekka Salonen donnait à la Salle Pleyel, l'intégrale des Symphonies à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Los Angeles ; une occasion unique de pouvoir apprécier l'univers sonore si particulier de Sibelius. Comme son collègue Anton Bruckner dont il admire la musique, Sibelius est d'abord un symphoniste. L'orchestre est son moyen d'expression préféré. Ecrites entre 1898 et 1924 les Sept symphonies se suivent sans se ressembler. Bien sûr que Sibelius y parle sa propre langue et que l'on retrouve dans chacune d'elles son harmonie et ses figures de style, mais ce sont des œuvres très différentes. Les deux premières ont souvent été comparées à celles de Tchaïkovski, une assertion assez ridicule pour qui écoute vraiment la musique de ces deux compositeurs. Sibelius était d'ailleurs très étonné de cette comparaison :

Je ne peux comprendre pourquoi mes Symphonies sont si souvent comparées avec celles de Tchaïkovski. Les siennes sont très humaines, mais elles représentent le côté faible de la nature humaine. Les miennes le côté dur !

La nature humaine est à vrai dire assez absente de cette musique minérale comme creusée dans le granit le plus dur. Les premières mesures de la Symphonie no 1 sont d'emblée du pur Sibelius avec ces fusées orchestrales éclatant comme un geyser glacé. L'extraordinaire péroraison de la Symphonie no 2 sonne comme un hymne triomphal en même temps qu'elle clôt le style un peu romantique tardif de Sibelius. On trouve dans la musique de Sibelius une force épique élémentaire, le plus souvent inspirée de l'épopée nationale du Kalevala dans laquelle il trouve des sujets inépuisables allant si bien avec sa propre personnalité. Une de ses plus étonnantes créations reste Luonnotar, poème pour soprano et orchestre, qui raconte la création du monde tirée de l'épopée nationale. La musique y traduit merveilleusement l'atmosphère magique entourant cette jeune vierge bercée par les flots, ballottée par la mer, qui est bientôt fécondée par le vent et les vagues. Elle déposera ses œufs dans le nid d'un canard qui les couvera. En se brisant, ils donneront naissance à la terre, au soleil, à la lune, aux étoiles et à toute la création. Longtemps méconnue, cette page stupéfiante est enregistrée depuis quelques années seulement.

Avec la Symphonie no 3 s'ouvre une voie nouvelle et une originalité qui vont dérouter les auditeurs conformistes. En apparence c'est la plus légère, la plus simple et la plus directe de tout le corpus. "Ses différents thèmes sont unis par des liens subtils et secrets, et elle fait un usage magistral de la métamorphose thématique" (Marc Vignal). Mais c'est surtout la Quatrième Symphonie écrite en 1911 qui restera longtemps incomprise et encore difficile d'accès aujourd'hui. Taxée de « musique cubiste » et de « musique du XXIe siècle », elle laissa le public perplexe et désorienté malgré les efforts de quelques chefs courageux, dont Arturo Toscanini, pour l’installer au répertoire. C'est sans aucun doute l'œuvre dans laquelle Sibelius va le plus loin. Eclatement harmonique. Pulvérisation de la forme. C'est une grande coulée de lave en fusion qui détruit tout sur son passage, laissant derrière elle un paysage d'apocalypse. Musique radicale qui est aussi celle de la solitude et de l'austérité. Existe-t-il un programme philosophique crypté... On ne le saura jamais. Le compositeur lui-même laissait malicieusement planer le doute : "Je pourrais si je voulais dire que... mais restons-en là !".

La 5e Symphonie renoue avec un certain classicisme et un langage plus avenant sans rien perdre de son originalité. Sa brillante orchestration où les cuivres dominent et son caractère héroïque la rendent compréhensible pour le grand public comme pour les initiés. Raisons sans doute de son immense et durable succès. Sibelius semble avoir trempé sa plume dans l'eau limpide des lacs finlandais pour écrire sa Sixième Symphonie d'une grande plénitude. C'est une œuvre contemplative assez sereine comme si l'auteur s'était provisoirement débarrassé de ses démons intérieurs. Cette recherche de pureté et de simplicité trouve son aboutissement dans la symphonie suivante que l'auteur intitule d'abord Fantaisie symphonique avant de lui donner le titre de Symphonie no 7. C'est presque une symphonie manifeste. Alors qu'en 1924 le dodécaphonisme commence à se répandre, Sibelius écrit cette œuvre brève, claire, presque blanche, d'un seul mouvement ayant pour conclusion un accord d'ut majeur énoncé par tout l'orchestre avec ostentation, comme pour boucler la boucle et mettre un point final à la longue lignée de la symphonie, dont l'histoire a commencé avec Joseph Haydn et Carl Philipp Emanuel Bach au milieu du XVIIIème siècle. Répondant à une commande de la Société Symphonique de New-York il compose un ultime chef-d'œuvre, le poème symphonique Tapiola de la même durée que son ultime symphonie. Une dernière fois il emmène ses auditeurs dans la forêt finlandaise. Mais, comme l'écrit avec humour Marc Vignal, "aucune agence de tourisme n'a pu encore y emmener ses clients..." Cette forêt n'est pas celle des romantiques allemands, elle n'a rien de pittoresque, elle semble tout au contraire hostile et menaçante. Un point final glacial écrit par une immense musicien blessé et se posant de multiples questions sur l'évolution du langage musical. Des questions qu'il n'arrivera pas à résoudre autrement que par le feu consumant le manuscrit de la Huitième Symphonie...

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