Cœur battant de la scène électronique britannique, le label/club Fabric s’est fait un nom à travers des soirées épiques et des séries de compilations mythiques, qui rythment la vie des disquaires et des amateurs de musique de qualité depuis 1999. Retour sur l’histoire d’une institution anglaise.

Aujourd’hui, le nom de Fabric évoque deux choses à un amateur de musique électronique. De folles soirées londoniennes où il a découvert des DJ’s au sommet de leur art, et deux séries de compilations où il a découvert les producteurs les plus doués de leur génération. En apposant dès les débuts un label à son dancefloor, Fabric a accompagné les clubbeurs anglais de leurs virées dans Londres à leur salon. En presque vingt ans, la marque britannique est devenue un pilier, une présence rassurante, vers qui on peut se tourner les yeux fermés, tout en construisant un pan immense de l’histoire de la musique d’outre-Manche – et donc du monde.

Comme toute institution qui se respecte, Fabric n’a jamais changé d’adresse. 77A Charterhouse Street, dans le quartier de Clerkenwell. C’est dans ces anciens frigos à viande que tout a commencé, sous l’impulsion de deux organisateurs de soirées, Cameron Leslie et Keith Reilly. Agacés par la musique “cheesy” qui tournait dans les boîtes londoniennes à l’époque, le duo décide d’ouvrir son propre club, une idée qui leur trottait dans la tête depuis quelques années. “À l’époque, tous les clubs décents de Londres jouaient de la house pourrie, se souvient Keith Reilly. J’ai commencé à organiser des soirées dans des entrepôts. Ça se passait bien jusqu’à ce que la police commence à s’y intéresser de trop près. On a donc cherché un endroit, avec une priorité : avoir le meilleur sound-system. On voulait un lieu qui nous rappelle les warehouse parties, avec un son optimal et de l’air frais. On a investi 10 millions de livres, dont 2 millions dans l’air conditionné.” Après deux ans de travaux, le club ouvre le 29 octobre 1999. “Le premier soir, c'était un bordel sans nom. La police nous appelait sans arrêt parce que la foule massée au dehors bloquait toute la rue : “Faites-les entrer ou faites-les partir !” Il y avait un océan de clubbeurs et on a perdu un peu le contrôle. Les travaux n'étaient même pas terminés. A un moment, on se demandait si on allait pouvoir ouvrir. À 18 heures, on n’avait toujours pas d'électricité. On a beaucoup sué, c'était très chaotique mais finalement, ça s'est très bien passé et ça ne s'est jamais arrêté. Je crois que depuis ce jour, on n’a jamais connu de samedi où le club n’affichait pas complet.”

Banksy et des VIP

Ce même soir, le roi du street art Banksy est présent et pose sa patte sur les murs. “Pendant la soirée, un des managers de Fabric a découvert que quelqu’un avait fait des graffitis dans la salle. Il ne réalisait pas à quel point ce genre d’artwork était important. Il était tellement en colère qu'il a effacé le graff et a fait arrêter Banksy ! Je crois que c'est la seule fois de toute sa carrière que Banksy s'est fait prendre par les flics. Il a passé quelques heures en cellule et deux ans plus tard, il s’est faufilé de nouveau dans la boîte. Il a eu sa revanche en claquant un graff énorme dans le club, qui est désormais encadré. On a reçu des offres phénoménales de personnes qui souhaitaient l’acheter.”

Les Londoniens découvrent alors un club immense, qui dispose de trois salles, dont la fameuse Room One, son dancefloor “bodysonic” et ses 450 capteurs pour amplifier les basses, qu’on sent de la tête aux orteils. Véritable labyrinthe, Fabric fait perdre le sens de l’orientation à des fêtards qui viennent déjà pour oublier le reste du monde, mais aussi aux DJ’s : “J’ai joué à Fabric six fois avant de comprendre qu’il y avait une salle principale !”, avoue l’icône de la drum’n’bass Andy C.

Un labyrinthe en forme d’allégorie de sa direction musicale, qui épouse tous les styles de la foisonnante musique électronique britannique. Keith Reilly confie la résidence du samedi soir à ses amis Terry Francis et surtout Craig Richards, le “directeur musical” du club, pour ce qui constitue l’une des plus longues collaborations de l’histoire entre un club et ses DJ’s – même si Richards a levé le pied ces dernières années. En dix-neuf ans, les soirées du samedi sont devenues légendaires à Londres, le duo programmant les artistes les plus cotés du circuit, qui se font un plaisir de venir jouer dans ce temple de la musique électronique. Parmi les réguliers, on trouve des valeurs sûres comme Adam Beyer, Regis, Luke Slater, Apollonia, Ben Klock, Dave Clarke, Dixon, Ivan Smagghe, Jamie Jones, Marcel Dettmann, les Roumains Raresh et Rhadoo, Ricardo Villalobos, Seth Troxler, Steffi ou Tama Sumo. De la musique pointue, underground, qui surprend parfois les noctambules étrangers venus s’encanailler à Londres, pour qui superclub égale forcément musique généraliste. “À Fabric, on ne booke pas des DJ’s pour qu’ils amènent du public, reprend Keith Reilly. On les fait venir pour qu’ils jouent de nouveaux titres. Voilà notre concept. Je me fiche que les gens dansent ou pas, je veux qu’on entende de la bonne musique. Beaucoup de DJ’s font ce métier pour de mauvaises raisons : les filles, l’argent… Et ils oublient le postulat de base : un DJ est un passionné qui vient partager.”

Beaucoup de touristes pas forcément éduqués à la techno sont d’ailleurs repartis sans demander leur reste, ainsi que certains VIP de la famille royale qui ont confondu Fabric avec un club à stars. “On a refusé l'entrée au prince Andrew et au prince Harry, parce qu'ils ne comprennent pas ce qu'on fait ici. Ils viennent juste pour se montrer. On a aussi dit non à Madonna. J'ai reçu un coup de fil très arrogant et condescendant de son manager : ‘Madonna va venir samedi soir, il y aura 10 gardes du corps, elle a besoin de ça, ça et ça…’ J'ai répondu non. Si elle veut venir, elle n'a pas besoin de sa sécurité, parce que personne ne viendra lui parler : on a eu Bono ou Keith Sutherland et absolument personne ne les a embêtés.”

Une série de compilations mythique

Les week-ends dans le club se divisent en deux soirées à “thème”. Le samedi, c’est Fabric donc, avec Craig Richards pour des line-up plutôt house et techno. Le vendredi est nommé FabricLive, pour des soirées “sound clash” qui mélangent les genres, ragga, grime, breakbeat, dubstep, drum’n’bass, avec des noms comme David Rodigan, Alix Perez, Chase & Status, Congo Natty, Erol Alkan, Goldie, Groove Armada, Kode9, Loefah ou LTJ Bukem à l’affiche. Fabric et FabricLive deviendront, deux ans après l’ouverture, les noms des séries de compilations du club devenu label. “Tout le monde ne peut pas venir à Fabric”, explique Geoff Muncey, l’ex-label manager de Fabric Records. “Nous voulions donc mettre en place une série qui permette aux gens de se faire une idée de ce qui était joué dans le club.” Le premier volume de la compilation Fabric est donc logiquement confié à Craig Richards, en 2001, pour un mix qui raconte “l’innocence tripée d’un dimanche matin dans la Room One”. Le second volume revient à Terry Francis, avant que deux légendes ne rejoignent la série, le pionnier de la house new-yorkaise Tony Humphries sur la Fabric 04 et le mythique DJ de la BBC John Peel, pour la FabricLive 07. Suivront le premier Allemand, Michael Mayer (novembre 2003, Fabric 13) et le premier Français, Ivan Smagghe (juillet 2005, Fabric 23), un contingent hexagonal complété par Agoria et Brodinski en 2011 et Apollonia en 2013.

En 2005, la FabricLive est confié à Diplo, qui a convaincu avec son premier album Florida sur Ninja Tune et surtout les mixtapes Hollertronix, avec son collège DJ Lowbudget. Le mix est consacré par DJ Mag comme “la meilleure représentation de l’approche éclectique de la dance music de Fabric. Le futur Major Lazer imbrique Cybrotron, le premier groupe de Juan Atkins, le Percolator de Cajmere, Aphex Twin, M.I.A., The Cure, le trio de baile funk brésilien Gaiola Das Popozudas ou encore Outkast, et décrasse au passage beaucoup de paires d’oreilles. Deux ans plus tard, un troisième nom français a l’occasion de s’inscrire dans ce panthéon de la musique anglais, mais les Justice, qui viennent de sortir leur album Cross, se plantent lamentablement. Leur tracklist, qui comprenait des titres de Daniel Balavoine et Julien Clerc ou le Who Loves You de Frankie Valli – pas vraiment des titres pointus – est logiquement refusée par la maison britannique. Ed Banger postera finalement l’essai sur le Web en 2016, sous le nom de Xmas Mix… Mais 2007 est surtout marquée par le Fabric 36 de Ricardo Villalobos, qui réussit involontairement un coup marketing qu’aucun RP n’aurait osé en ne plaçant que des titres à lui, faisant de ce mix un véritable album solo. “Ce ne sont que mes propres productions parce qu’il faut toujours trouver de nouvelles façons de présenter sa musique. Et Fabric était le label parfait pour ça. Je préfère qu’on traite ce disque comme un CD mixé, sans la hype qui accompagne toujours les sorties d’album. A chaque album, les gens comparent, demandent pourquoi j’ai choisi tel label ou pas un autre, se plaignent qu’il n’y ait pas de hit… C’est vraiment fatigant”, expliquait le Chilien, spécialiste des petits matins du club, dans la présentation de Fabric 36. Trois ans plus tard, en 2010, tandis que le FabricLive 50 de D-Bridge & Instra:mental rappelle le rôle essentiel du club pour la drum’n’bass et autres beats cassés, Shackleton use du même procédé. Le producteur de dubstep anglais – justement poussé dans la lumière par Ricardo Villalobos, qui a remixé son Blood on My Hands pour 19 minutes (!) de prise au corps – livre 22 pistes composées par ses soins pour 80 minutes de mix d’une rare intensité sur Fabric 55. Un disque qui marque l’histoire de la série, comme le fabuleux opus de Four Tet en 2011, sur FabricLive 59, qui enchaîne avec une fluidité rare Caribou, Villalobos, Burial ou Floating Points et qui démontre que mixer des morceaux est un art qui va bien au-delà des compétences techniques.

En 2014, le FabricLive 75 d’Elijah & Skilliam démontre la nouvelle vitalité de la scène grime, et les dernières années ont permis à Fabric de récompenser des DJ’s méritants comme la Britannique et vedette d’Ibiza Cassy (Fabric 71 en 2013), le vétéran suisse Deetron (Fabric 76 en 2014), le pionnier de la scène acid house anglaise Baby Ford (Fabric 85 en 2015), ou la Russe Nina Kraviz, avec le Fabric 91 en 2016. Cette année-là, Fabric a bien cru voir sa fin arriver, quand sa licence a été révoquée après la mort de deux adolescents des suites d’une overdose au mois d’août. Mais grâce à une mobilisation massive et une compilation de 111 titres qui a permis de lever des fonds, le club a fini par remporter son combat et a pu rouvrir ses portes le 6 janvier 2017. Les sorties de disques se sont poursuivies : après le Fabric 97 de Tale Of Us et le 98 de Maceo Plex, c’est le légendaire DJ britannique Sasha qui a été chargé du numéro 99. En 2018, le volume 100 de Fabric, concocté par les historiques Craig Richards, Terry Francis & Keith Reilly, et le 100 de FabricLive, par le duo de rêve Burial et Kode9, signalaient la fin des deux séries, remplacées par Fabric Presents, dont le premier volume, sorti en avril 2019, a été confié à Bonobo, suivi du vétéran allemand Kölsch, des New-Yorkais Martinez Brothers et de la nouvelle star belge Amelie Lens. Ces derniers temps, c’était très breakbeat, avec les rois de la drum’n’bass Chase & Status ou la nouvelle sensation UK Sherelle, dont Fabric Records a sorti le single Jungle Teknah. Le label ajoute aussi une corde à son arc avec la division Fabric Originals lancée en 2022, qui publie des maxis et des albums comme un label normal. Dernier en date, le nouvel album de Red Axes, One More City.